Olivier Père

Aguirre, la colère de dieu de Werner Herzog

ARTE diffuse Aguirre, la colère de dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972) de Werner Herzog lundi 2 septembre à 20h50. Le film sera également disponible gratuitement pendant sept jours, en télévision de rattrapage, sur ARTE.tv.

Aguirre, la colère de dieu est le premier triomphe international de Herzog. Il demeure un des chefs-d’œuvre du cinéma contemporain et un des meilleurs films de Herzog, emblématique de son art. Cette fantaisie historique sur la recherche de l’Eldorado par le conquistador Don Lope de Aguirre au 16ème siècle, des montagnes du Pérou jusqu’à un confluent de l’Amazone, inaugure le goût de Herzog pour les conquérants de l’inutile. Herzog souligne le caractère dérisoire des passions et ambitions humaines, rendues minuscules au cœur du monde sauvage. La présence étouffante, à la fois majestueuse et morbide de l’enfer vert transforme le petit groupe de soldats espagnols et d’esclaves indiens en figures pathétiques dont les complots et rêves de royaumes imaginaires sont irrémédiablement voués à l’échec.

Les images sont sublimes, entre hyperréalisme et onirisme, et la musique planante de Popul Vuh achève de transformer le film en trip hallucinogène. Le cinéaste expérimente des conditions de tournage extrêmement périlleuses dans la jungle péruvienne. Klaus Kinski, réquisitionné pour jouer Aguirre, empoisonne l’atmosphère déjà putride de la forêt vierge par ses caprices et ses colères. Grande vedette allemande du théâtre et du cinéma, Kinski avait déjà joué dans plus de 80 films avant Aguirre, la colère de dieu, souvent des petits rôles dans des séries B. Cabotin talentueux mais souvent pénible, Kinski a été transfiguré par Herzog qui a utilisé au mieux son physique bestial et son regard illuminé. La mauvaise humeur de Kinski et les conflits permanents entre l’acteur et le cinéaste sont entrés dans la légende, devenant un argument publicitaire à chaque nouvelle collaboration entre les deux hommes. 

 

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2 commentaires

  1. Bertrand Marchal dit :

    il y a une 15aines d’années, j’avais dressé une liste des films essentiels pour moi. Aguirre était dans le top 3 (il a perdu quelques places depuis).
    la période me fascine et ce film, loin d’avoir un quelconque intérêt historique ou scientifique, reste le rêve visuel et acoustique de cette épopée, l’illustration fantasmatique la plus pénétrante que je puisse imaginer – sinon la plus pertinente, tant tout y est artificiel et contraint par les obsessions de Herzog.

    Un autre film, bien plus obscur, témoigne lui aussi de la folie de l’entreprise, de l’extrême distorsion mentale qui existait entre le regard européen et l’étrangeté radicale du monde américain. C’est Cabeza de Vaca., d’après le vrai aventurier, Avar Nunez Cabeza de Vaca. Un film plus réaliste, plus ethnographique que Aguirre mais qui ne manque pas de poésie ni de souffle lyrique.

  2. Jean Christophe Derouet dit :

    Œuvre portée par l’interprétation incandescente de Klaus Kinski dans le rôle de Lope de Aguirre, une exploration de la folie, de la soif de pouvoir et de la lutte de l’homme contre une nature impitoyable.
    Le film s’inspire librement de l’histoire du conquistador espagnol Lope de Aguirre, qui, au XVIe siècle, participa à une expédition en Amazonie à la recherche de l’El Dorado, la mythique cité d’or. En 1560, une troupe menée par Gonzalo Pizarro descend des hauts plateaux péruviens pour explorer la forêt amazonienne.
    Face aux difficultés – marécages, rapides, attaques invisibles –, Pizarro envoie un groupe réduit, sous les ordres de Pedro de Ursúa, avec Aguirre comme second, pour explorer le fleuve en radeau. Aguirre, ambitieux et mégalomane, fomente une mutinerie, élimine l’opposition et impose Fernando de Guzmán comme « empereur d’El Dorado ». L’expédition sombre peu à peu dans le chaos, la faim et la folie, jusqu’à ce qu’Aguirre, seul survivant, délire sur un radeau envahi par des singes, rêvant de fonder une dynastie pure avec sa fille décédée. 

    La jungle amazonienne est un personnage à part entière, une force indomptable qui broie les ambitions humaines. Herzog filme une nature sublime, mais hostile : les rapides du fleuve, les flèches invisibles des indigènes, la crue submergeant le campement. Les petits singes envahissant le radeau à la fin symbolisent la dérision des prétentions humaines face à cette nature impénétrable. Le film n’héroïse pas la conquête, mais montre son absurdité, la jungle réduisant les conquistadors à l’état de proies.
    Herzog, documentariste de formation, adopte un style quasi documentaire, influencé par le néoréalisme. La caméra portée à l’épaule, les gouttes d’eau sur l’objectif et les personnages fixant la caméra donnent une impression de spontanéité, comme un reportage. Les plans sur les Indiens ou les animaux renforcent cette dimension ethnographique, tout en servant le propos romantique d’Herzog sur l’harmonie perdue avec la nature.

    Contrairement à un film d’aventure classique, Aguirre adopte un rythme lent, presque hypnotique, avec des plans longs et des ellipses narratives. Ce « decrescendo » narratif, où l’action s’enlise progressivement, reflète l’engourdissement des personnages, comme gagnés par la torpeur de la jungle. Le temps semble se dilater, fusionnant rêve et réalité, jusqu’à une stase finale où Aguirre est seul avec ses délires.

    La bande originale, composée par le groupe krautrock Popol Vuh, est un élément clé du film. Ses sonorités électroniques et son « orgue choral » créent une ambiance ecclésiastique et surnaturelle, amplifiant la tension entre la quête humaine et l’immensité de la nature.

    La séquence d’ouverture C’est l’une de mes scènes préférées au cinéma, posant immédiatement le ton, l’esthétique et les thèmes centraux du film. Elle condense l’essence de l’œuvre : l’ambition démesurée de l’homme face à une nature écrasante, la tension entre ordre et chaos, et une atmosphère à la fois réaliste et onirique.

    La séquence s’ouvre sur un plan panoramique saisissant : une longue file de conquistadors espagnols, accompagnés d’Indiens porteurs et d’animaux, descend un sentier étroit et escarpé dans les hauts plateaux andins, enveloppée par la brume. La caméra, portée à l’épaule, capture cette procession dans un paysage montagneux, où le brouillard et les nuages semblent engloutir les personnages.
    Des plans rapprochés montrent les armures, les armes, les lamas et les esclaves enchaînés, tandis que la voix off du moine contextualise l’expédition.
    La procession, avec ses bannières, ses prêtres et ses nobles, évoque une croisade religieuse ou une épopée héroïque. Pourtant, l’échelle écrasante du paysage et la fragilité de la troupe – certains glissent, un canon tombe – introduisent une ironie subtile : cette expédition, censée être glorieuse, est dès le départ condamnée à l’échec. La musique hypnotique de Popol Vuh, avec ses sonorités électroniques et son « orgue choral », accompagne ces images, créant une ambiance mystique. La séquence se termine lorsque la troupe atteint une plaine, marquant le début de leur descente vers l’Amazonie.

    Extrait – Intro : https://www.youtube.com/watch?v=bnq0IRjNpCY
    Différents aspects :

    La brume : 
    Herzog, influencé par le romantisme allemand et des cinéastes comme Murnau, utilise la brume pour créer une atmosphère quasi surnaturelle. Elle donne à la séquence une qualité onirique, comme si les conquistadors pénétraient un espace sacré ou maudit. Cette dimension mystique est renforcée par la musique de Popol Vuh, dont les sonorités électroniques et chorales évoquent une liturgie païenne. La brume devient une frontière entre le monde humain et un univers primordial, où les lois divines ou naturelles prédominent. En traversant la brume, les conquistadors quittent le monde connu pour entrer dans un espace où les règles humaines s’effondrent. La brume symbolise l’« avant » de l’histoire et de la civilisation. Les conquistadors, avec leurs armures, leurs bannières et leur mission religieuse, représentent une tentative d’imposer l’ordre européen sur un territoire vierge.
    Mais la brume, en estompant leurs contours, les réduit à l’état de figures insignifiantes, comme des intrus dans un monde qui existait bien avant eux. Cette séquence a influencé des réalisateurs comme Coppola pour Apocalypse Now, avec son approche immersive de la jungle, et Terrence Malick pour sa contemplation poétique de la nature.

    Interprétation exceptionnelle de Klaus Kinski : 
    Kinski utilise son corps de manière instinctive, presque bestiale, pour incarner Aguirre. Sa démarche singulière, souvent décrite comme une « démarche de crabe », légèrement voûtée, avec des mouvements saccadés et obliques, suggère à la fois une menace constante et une instabilité mentale. Cette posture, improvisée par Kinski, reflète un homme en lutte non seulement contre son environnement, mais aussi contre lui-même. Dans les scènes sur le radeau, sa façon de se déplacer, comme s’il défiait la gravité du chaos ambiant, accentue son aura de figure quasi surnaturelle.
    Dans la scène où Aguirre proclame « Je suis la colère de Dieu », ses yeux écarquillés et son visage crispé par un rictus traduisent une conviction mégalomane absolue. Ce moment, presque shakespearien, montre Kinski passant d’un murmure menaçant à une explosion de fureur, captant l’attention par sa seule présence. Bien qu’Aguirre soit un personnage monstrueux, Kinski lui confère une dimension tragique, évoquant des figures comme Macbeth ou Richard III.
    Sa mégalomanie, son ambition démesurée et sa solitude finale suscitent une forme de fascination, voire de pitié. Kinski parvient à humaniser Aguirre, non pas en le rendant sympathique, mais en montrant les failles d’un homme consumé par ses propres illusions. La scène finale, où Aguirre, entouré de singes, titube sur le radeau en tenant un discours délirant sur sa conquête de l’El Dorado, est un sommet. Kinski, par son regard perdu et sa voix brisée, transforme ce moment grotesque en une tragédie universelle.

    Contexte historique : 
    Les conquistadors et la quête de l’El Dorado L’expédition de 1560-1561 : Au XVIe siècle, l’Espagne, portée par ses succès dans la conquête des empires aztèque et inca, cherchait à étendre son empire en explorant les terres inconnues d’Amérique du Sud. L’El Dorado, une cité mythique supposée regorgé d’or, devint une obsession pour les conquistadors. En 1541-1542, Francisco de Orellana avait exploré l’Amazone, alimentant les récits d’une richesse fabuleuse cachée dans la jungle.
    En 1560, une nouvelle expédition, dirigée par Pedro de Ursúa et financée par le vice-roi du Pérou, partit de Lima pour trouver cette cité légendaire. L’expédition, composée d’environ 300 Espagnols, de porteurs indigènes et d’esclaves, descendit des hauts plateaux andins vers l’Amazonie. Les conditions étaient extrêmes : marécages, chaleur étouffante, maladies tropicales et attaques des populations indigènes. Rapidement, l’expédition sombra dans le chaos, marquée par des luttes internes et des trahisons.

    Lope de Aguirre, le « traître » :
    Lope de Aguirre (1510-1561) est une figure historique complexe, surnommé « El Loco » (le fou) par ses contemporains. Originaire du Pays basque, c’était un conquistador de basse extraction, connu pour son ambition démesurée et son tempérament violent. En 1560, il rejoignit l’expédition d’Ursúa comme officier subalterne. Mécontent de la direction de l’expédition, il fomenta une mutinerie, assassina Ursúa et proclama Fernando de Guzmán comme chef nominal, tout en prenant le contrôle effectif.
    Aguirre déclara la rébellion contre la couronne espagnole, rédigeant une lettre célèbre au roi Philippe II où il dénonçait l’ingratitude de la monarchie envers les conquistadors. Il tenta d’établir un royaume indépendant, descendant l’Amazone jusqu’à l’île de Margarita (actuel Venezuela), où il sema la terreur.
    En 1561, trahi par ses propres hommes, il fut capturé et exécuté, son corps démembré pour servir d’exemple. Le journal du moine Gaspar de Carvajal, qui accompagne l’expédition dans le film, est une source historique réelle, mais il relate en fait l’expédition d’Orellana (1541-1542), et non celle d’Aguirre. Herzog utilise ce texte comme un dispositif narratif, mais il n’a aucun lien direct avec les événements de 1560.

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