Afin de rendre hommage au producteur Pierre Chevalier, disparu le 9 mars, ARTE bouleverse ses programmes et diffuse mercredi 20 mars deux films, Le Péril jeune (1994) de Cédric Klapisch à 20h55 et Beau Travail (1999) à 22h40. Le film de Claire Denis est déjà disponible, gratuitement, sur ARTE.tv et le sera jusqu’au 14 avril.
Directeur de l’unité fiction d’ARTE dans les années 90, Pierre Chevalier a invité des cinéastes, débutants ou confirmés, à travailler pour la télévision, dans le cadre de collections ou de fictions unitaires. Son exigence et son intuition ont aidé à l’émergence d’une nouvelle génération de réalisateurs français, et permis à certains auteurs de signer leurs meilleurs films avec ARTE, pour le petit et le grand écran. Peu de contraintes, mis à part un budget serré et des délais de livraison à respecter. Une grande liberté et la possibilité de s’entourer d’une équipe artistique de son choix. Durant une décennie, Pierre Chevalier a rendu poreuses les frontières entre cinéma et télévision, en brouillant les pistes et en faisant preuve d’une audace sans précédent, avec des résultats formidables.
Les deux films diffusés mercredi soir témoignent de l’excellence et de la diversité de la ligne éditoriale de Pierre Chevalier au sein d’ARTE. Nous pourrions également citer, dans le désordre, Lady Chatterley de Pascale Ferran, L’Eau froide d’Olivier Assayas, Les Roseaux sauvages d’André Téchiné, Travolta et moi de Patricia Mazuy, Petites de Noémie Lvovsky, parmi les centaines de titres que Pierre Chevalier initia ou supervisa, de près ou de loin.
Beau travail est une relecture très personnelle de Billy Budd de Herman Melville, transposé dans le golfe de Djibouti, où un peloton de la légion étrangère s’entraîne à la guerre et se livre à des exercices en plein air. Le récit imbrique deux lieux, et deux temporalités. Les épisodes africains sont présentés comme des souvenirs du sergent Galoup, légionnaire défroqué qui regrette l’époque glorieuse où il commandait des hommes, désormais âme solitaire qui ressasse ses regrets dans une petite chambre à Marseille. Le film avance par blocs compacts d’images et de musiques, de gestes et de regards précisément saisis. Bientôt se détache de cette mosaïque d’instants de travail et de détente une relation muette entre trois hommes : Galoup dans le rôle du voyeur et de l’amoureux éconduit (Denis Lavant), le commandant Bruno Forestier, un chef viril et dominateur (génial Michel Subor, qui retrouve avec plus de trente ans d’écart le personnage qu’il interprétait dans Le Petit Soldat de Godard) et un jeune légionnaire mutique, objet de tous les regards (Grégoire Colin). Beau Travail est un superbe poème physique, sensuel et musical, dans lequel Claire Denis filme un ballet de jalousie, de désir et d’obsession, d’héroïsme et de refoulement. Beau Travail peut être considéré comme le dernier grand film d’aventures français, quelque part entre un imaginaire post colonial revisité, une Afrique fantôme, flottante, et un espace purement mental où se mêlent le rêve et la réalité. Un texte tranchant en voix off, des musiques d’origines diverses (comme les membres de la légion étrangères), des images d’une beauté stupéfiante arrachées à la matière la plus brute, nocturnes ou solaires, signées Agnès Godard. A cette symphonie s’ajoutent des chorégraphies de Bernardo Montet. Claire Denis filme en effet des séquences de danse contemporaine avec les légionnaires, qui finissent par se confondre avec les exercices militaires. De cette matière filmique impure et violente, jaillit une beauté aveuglante, qui marque le triomphe d’un cinéma libre et téméraire.
La diffusion de Beau travail nous permet de saluer la mémoire du cinéaste Patrick Grandperret, décédé le même jour que Pierre Chevalier. Ils apparaissent tous les deux au générique de Beau Travail en tant que producteurs. Grandperret, amoureux et connaisseur de l’Afrique, avait été d’un grand secours lors de la préparation et des repérages du film de Claire Denis.
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