Prince des ténèbres (Prince of Darkness, 1987) est un film de rupture, et aussi de retour aux sources pour John Carpenter, après une succession d’expériences malheureuses au sein de différents studios hollywoodiens, qui marquait la volonté du réalisateur d’explorer des territoires nouveaux.
Starman (1984) était un mélodrame de science-fiction, Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin (Big Trouble in Little China, 1986), une comédie d’aventures qui rendait hommage aux films d’arts martiaux chinois. Malgré leurs qualités, ces deux longs métrages sont des échecs critiques et/ou commerciaux qui conduisent Carpenter à se retrancher vers une économie de série B, et revenir vers le fantastique pur et dur. Toujours accompagné de son producteur Larry Franco, Carpenter va enchaîner deux films qui font preuve d’une véritable radicalité esthétique : Prince des ténèbres et Invasion Los Angeles (They Live, 1988). Ce corpus de deux films, par son dépouillement et son agressivité, constitue la dernière contribution remarquable du cinéaste au cinéma de genre américain. Prince des ténèbres renoue avec les huis-clos oppressants qui établirent la réputation de Carpenter, comme Assaut, la dernière partie de Fog ou The Thing. Ici la menace provient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur d’une église désaffectée, dans un quartier déshérité de Los Angeles. Carpenter réunit une équipe de scientifiques et un prêtre dans le sous-sol de l’église. Le groupe a pour mission de résoudre l’énigme d’un mystérieux cylindre contenant un liquide vert en mouvement, dissimulé pendant des siècles par une secte. Selon le prêtre, ce cylindre contiendrait l’enveloppe corporelle de Satan, sur le point de s’échapper et de déclencher l’Apocalypse sur terre. Carpenter s’est souvent intéressé à la figure d’un Mal incarné et indestructible, présent dans ses meilleurs films. Le postulat de Prince des Ténèbres est que le Mal ne réside pas dans le cœur des hommes, idée véhiculée par les différentes religions, mais possède une enveloppe physique qui ne demande qu’à régner sur le monde à la tête d’une armée d’esclaves. Satan existe, engeance d’une force encore plus puissante qui serait un anti-Dieu, comme on parle d’antimatière. C’est la raison pour laquelle le prête a convoqué son ami professeur de physique quantique et ses étudiants, pour analyser les flux de données diffusées par le liquide tourbillonnant à l’intérieur du cylindre. La vision du fantastique selon Carpenter est donc profondément sérieuse et inquiète, à l’opposé de l’horreur parodique qui envahissait les salles de cinéma dans la seconde moitié des années 80. Son approche mêle science et religion, références à Lovecraft et à la science-fiction britannique comme le souligne le pseudonyme avec lequel il signe le scénario, Martin Quatermass – clin d’œil à une série de films qui reposait elle aussi sur des spéculations scientifiques. Doté d’un budget réduit, d’un décor austère et minimaliste (un couloir et quelques cellules) et d’acteurs peu identifiés (à l’exception du fidèle Donald Pleasence dans le rôle du prêtre), Carpenter réussit à faire naître la peur par sa gestion magistrale du suspens, de l’écran large associé à quelques notes de synthétiseur, d’un cadre anxiogène baigné d’obscurité. Une grande économie de moyens caractérise aussi les séquences horrifiques. Carpenter n’a pas besoin d’effets spéciaux coûteux pour provoquer l’effroi. Sa mise en scène suffit à transformer une poignée de figurants grimés en clochards en silhouettes menaçantes. Les scènes de violence ou d’apparitions surnaturelles sont glaçantes par leur frontalité et leur brutalité. Carpenter y glisse des hommages aux maîtres de l’horreur italiens Lucio Fulci (présence répugnante d’insectes et de vers) et Dario Argento (un meurtre à l’arme blanche sur une place déserte la nuit). Pour les manifestations diaboliques, Carpenter a recours à des trucs dignes du cinéma des origines, mais qui fonctionnent à merveille : images renversées, retours en arrière et jeux de miroirs empruntés à Méliès ou Cocteau, qui produisent des visions étranges. Le cinéaste a aussi la très belle idée d’insérer une séquence de rêve où l’on croit apercevoir Satan, le temps de brèves images vidéo granuleuses qui adoptent un filmage amateur. Prince des ténèbres est considéré par Carpenter comme le second volet de sa « trilogie de l’apocalypse », entre The Thing (1982) et L’Antre de la folie (In the Mouth of Darkness, 1995). Trois films pessimistes et sans concessions, qui témoignent de l’inventivité et de l’ambition d’un cinéaste qui a dominé le cinéma fantastique pendant au moins deux décennies.
Reprise en salles le mercredi 28 novembre, distribué par Splendor Films.
Disponible également en Steelbook 4K Ultra HD + 2 BD et en Blu-ray haute définition, édité par Studiocanal.
C’est le film le plus terrifiant de Carpenter. Curieusement, ce n’est pas un film souvent cité et pourtant, tout dans la mise en scène claustrophobique contribue à densifier l’atmosphère de menace implacable comme rarement. Un film proprement maléfique!
Je ne savait pas que C. lui-même plaçait ce film dans une trilogie, qui est en fait celle que je retiens de toute sa production. Trois films magistraux. Halloween est un film charnière, mais il n’est pas différent en nature des rejetons qu’il a engendrés. Les trois films qui font la « trilogie de l’apocalypse », si.
Comme j’aime à faire des ponts et partager mes découvertes, en matière d’atmosphère maléfique et bizarre, je recommande sans hésiter Aterrados.
Bien qu’il ne soit pas parfait, il véhicule une atmosphère générale étrange, vraiment bizarrement diabolique ; le genre de malaise que David Lynch a réussi à aborder avec Eraserhead par exemple, mais sans aucun côté saugrenu – c’est tout à fait sérieux au contraire…
je trouve Prince des ténèbres extraordinaire, un de ses meilleurs films en effet. en revanche je n’aime pas beaucoup L’Antre de la folie que je trouve très surestimé : pas du tout terrifiant, décevant par rapport à l’héritage de Lovecraft, très brouillon et surchargé alors que j’admire l’épure et la radicalité de Prince des ténèbres, qui se déroule dans une unité de temps et de lieu, comme The Thing.
Je cherchais des références de films d’horreur sur votre blog et il y a peu d’entrées concernant des sorties récentes (moins de 15 ans). Par exemple, rien sur Eggers, Jordan Peel, Jennifer kent, Ari Aster, Dominique Rocher etc, ces nouveau metteurs en scène qui ont fait tous des premiers films prometteurs (même s’ils n’ont pas tous tenu leurs promesses initiales, ils restent des auteurs avec une approche et un style suffisamment singuliers pour être remarqués et suivis)…
Je suppose que vous les connaissez. Mais rien qui ait mérité un article?
j’avais été très impressionné par KILL LIST de Ben Weathley en 2011, mais ce réalisateur n’a pas tenu ses promesses par la suite.
oui ca ne veut pas dire que je ne m’intéresse pas à ces films où que je ne les ai pas vu. c’est un peu le hasard, mais je dois avouer en effet que je préfère le cinéma fantastique d’avant les années 2000 à quelques exceptions près.
j’aime bien GET OUT mais pas les films suivants de Jordan Peel (grosse déception)
J’aime bien THE WITCH de Eggers mais moins la suite de sa filmographie
J’ai beaucoup aimé Mister Babadook et surtout the Nightingale de Jennifer Kent.
j’ai vraiment beaucoup aimé HÉRÉDITÉ et MIDSOMMAR d’Ari Aster mais BEAU IS AFFRAID a été ma plus grosse déception de l’année dernière.
j’ai beaucoup aimé IT FOLLOWS (j’ai écrit dessus) et détesté UNDER THE SILVER LAKE de David Robert Mitchel
je n’ai pas vu le film de Dominique Rocher.
Le film de Dominique Rocher est un survival hors norme. Un film à la fois tendu et poétique. Avec un improbable Denis Lavant en zombie coincé dans un ascenseur. Je vous le conseille.
Et rien sur Kelly Reichardt!
Ok, ça n’a rien à voir, mais je tenais à le souligner! C’est une des personnalités du ciné indé américain les plus captivantes.
je n’ai pas le projet d’écrire sur tout !
j’aime beaucoup CERTAIN WOMEN qui est diffusé sur Arte mercredi prochain à 22h40.
Je l’admets tout à fait! Il y avait de la provocation blagueuse dans ce commentaire. De toute façon, votre blog étant votre carnet de notes personnel, je le prends comme il est. 😉
Oui, Certain Women fait une série de très beaux portraits féminins. Ses deux westerns sont aussi remarquables: Meek’s Cutoff et First Cow. Chacun de ses films est une expérience tout à fait originale.
Pour revenir un moment sur les derniers représentants du cinéma d’horreur, J’avais de grands espoirs pour Eggers, mais si The Lighthouse était une incursion trop peu tangible, trop errante de l’univers lovecraftien, the Northman a carrément bien entamé le respect que je pouvais avoir pour ce que je prenais pour une vraie ambition adulte de faire un cinéma de genre. Une imbécilité sans nom, et terriblement mal fichue.
Quant à Peel, son dernier film est d’une lourdeur et d’un manque d’allant décevants. Mais il reste quelques bonnes idées de mise en scène. Seulement, il ne sait pas tailler dans sa matière, c’est trop monotone et son acteur principal a zéro charisme. Dans l’ensemble, il ne sait pas créer des personnages. Ils n’ont pas d’histoire, on n’y croit pas, ce qui n’aide pas ses films qui sont bâtis sur une seule idée.
J’ai commencé hier Beau is Afraid et – jusqu’ici – ça m’a semblé être le résultat d’une séance de brainstorming masturbatoire comme on aime les organiser dans les écoles d’art: une espèce de vain patchwork d’idées sans queue ni tête. On verra la suite, mais je ne suis pas pressé.
Entièrement d’accord avec vous. Beau is Afraid est de plus en plus raté et insupportable au fur et à mesure que le film avance.