Les personnes handicapées, les autres invisibles de la crise sanitaire

Ce que la pandémie révèle du secteur médico-social

Les personnes handicapées, les autres invisibles de la crise sanitaire

Ce que la pandémie révèle du secteur médico-social

Des milliers d’adultes handicapés ont vécu le confinement dans des institutions spécialisées. Confinés mais pas toujours épargnés : les établissements dans lesquels le virus est entré ont dû s’organiser, créer des « zones Covid » et parfois batailler pour faire soigner leurs résidents gravement touchés, lorsque les hôpitaux étaient débordés. Ces difficultés d’accès aux soins, déjà existantes hors pandémie, se sont aggravées pendant la crise sanitaire.

 

Par Marianne Skorpis

Temps de lecture : 20 minutes

Des difficultés d’accès aux soins

Les Ehpad et les autres établissements accueillant des personnes âgées ont payé un lourd tribu pendant la pandémie de coronavirus. Selon Santé publique France, 13 879 de leurs résidents seraient décédés de la Covid-19 depuis le 1er mars, pour les trois quarts d’entre eux sur place, au sein même des établissements où ils habitaient. La maladie a fait d’autres victimes dans les établissements sociaux et médico-sociaux, moins nombreuses mais aussi moins médiatisées, souvent passées sous le radar des grandes déclarations des autorités : les personnes handicapées.

Quelque 270 000 adultes et 40 000 enfants handicapés ont vécu le confinement dans des FAM (foyers d’accueil médicalisés), des MAS (maisons d’accueil spécialisées) et divers types de foyers – 30 000 d’entre eux sont rentrés dans leur famille pendant cette période – avec ses incertitudes, ses inquiétudes et parfois ses drames. Les adultes étant plus contaminés et plus durement touchés que les enfants, cet article se concentrera principalement sur eux. Mi-mars, quand cette étrange période débute, les visites des proches cessent et comme dans les Ehpad et les autres établissements médico-sociaux, qui ne sont initialement pas considérés comme prioritaires face au secteur de la santé, ces institutions font face à un problème majeur : le manque de masques et d’équipements de protection.

Certaines institutions spécialisées ont la chance de rester indemnes mais d’autres, malgré les précautions prises par les professionnels et les équipes mobilisés, voient le coronavirus entrer dans leurs murs. « Dans le foyer d’accueil médicalisé de Carrières-sur-Seine, dès le 19 mars, des résidents présentaient des symptômes », témoigne Violette Guillet, directrice générale de l’association Avenir Apei, qui gère des établissements accueillant majoritairement des personnes avec des handicaps mentaux dans les Yvelines. « Très rapidement, on a été en risque de pénurie de matériel. Je ne sais plus la date exacte, mais le lundi, il nous restait une cinquantaine de masques, alors que le besoin quotidien dans cet établissement varie entre 45 et 60. Donc vous imaginez un peu… Ce n’est même pas une difficulté à ce niveau-là, le terme n’est pas approprié. » Dans certaines institutions, la situation se détériore rapidement, explique Éric Jullian, membre du Gepso (Groupement national des établissements publics sociaux et médico-sociaux) et directeur de l’Epsoms et de l’Epissos, deux établissements publics médico-sociaux dans la Somme : « Ça a été dur, on a eu jusqu’à trente cas de Covid avérés sur 140 résidents » dans un foyer.

Violette Guillet : "Environ 30% de nos résidents ont été touchés par le Covid"

Documents internes et premières inquiétudes

Pendant ce temps, la France s’apprête à vivre une crise sanitaire d’une ampleur inédite, face à une maladie dont les symptômes et les effets sont encore mal connus, et à faire des choix difficiles. Le 13 mars, le CCNE (Comité consultatif national d’éthique), en réponse à une saisie du ministère des Solidarités et de la Santé, publie en urgence un avis sur les enjeux éthiques de la gestion de la pandémie. Ce document anticipe le manque de ressources auquel le monde hospitalier va faire face et l’une de ses conséquences : la question du triage des patients, c’est-à-dire la question de leur accès aux soins critiques, en particulier dans des unités de réanimation. « Les ressources telles que les lits de réanimation et leur équipement lourd sont déjà des ressources rares qui risquent de s’avérer insuffisantes si le nombre de formes graves est élevé. Ainsi, lorsque des biens de santé ne peuvent être mis à la disposition de tous du fait de leur rareté, l’équité qui réclame une conduite ajustée aux besoins du sujet se trouve concurrencée par la justice au sens social qui exige l’établissement des priorités, parfois dans de mauvaises conditions et avec des critères toujours contestables : la nécessité d’un ‘tri’ des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive. »

Preuve que le sujet est d’actualité, l’ARS (Agence régionale de santé) Ile-de-France publie, le 20 mars, un document de recommandations régionales intitulé « Décision d’admission des patients en unités de réanimation ou de soins critiques dans un contexte d’épidémie de Covid-19 », qui propose quant à lui des critères de tri. Selon cette fiche, destinée à guider et à « apporter un soutien conceptuel » aux professionnels de santé hospitaliers, « il est possible que les praticiens sursollicités soient amenés à faire des choix difficiles et des priorisations dans l’urgence concernant l’accès à la réanimation ». Outre l’épidémie, la situation est aussi celle d’une réduction des moyens dans les hôpitaux publics depuis une vingtaine d’années, dénoncée par un important mouvement social lancé en mars 2019 et mise en lumière par la crise sanitaire.

La suite du document énonce « Les principes d’une décision d’admission en unité de soins critiques », pour les patients atteints de la Covid-19 ou d’autres problèmes de santé nécessitant une admission d’urgence. Des principes qui ne font pas seulement référence aux comorbidités des patients, ni à leur état de santé actuel et antérieur et à leur capacité à supporter un lourd séjour en réanimation, qui dure souvent plusieurs semaine pour les formes graves de la maladie, mais aussi à la « fragilité clinique » et à « l’état neurocognitif » des personnes. La note présente l’échelle internationale CFS, qui évalue la fragilité des personnes à la fois en fonction de leur état de santé et de leur degré de dépendance à une aide extérieure pour les actes de la vie quotidienne (faire sa toilette, faire les courses, s’habiller). Neuf catégories sont évoquées, de « très en forme » à « en phase terminale ». Le critère de l’état neurocognitif est quant à lui décliné en trois grands aspects : « fonctions cognitives normales, peu altérées ou très altérées », ce qui peut inclure certains handicaps mentaux. Un document similaire est remis à la même période à la direction générale de la santé par un groupe de travail mandaté par le gouvernement, comme l’a relaté Le Monde.

À la même période, plusieurs hôpitaux se préparent à l’afflux de patients, comme celui de Perpignan, où est produit un document interne transmis le 18 mars aux soignants et intitulé « Volet réanimation du plan Blanc CHP-COVID 19 », selon Mediapart. Cette note particulièrement explicite évoque « Quatre catégories de patients [qui] vont mourir » : décès « évitables » et « inévitables », « acceptables » et « inacceptables ». Dans d’autres régions, des consignes sont directement adressées à des établissements médico-sociaux. Le Média social raconte comment, le 25 mars, le directeur du centre hospitalier de Marmande-Tonneins a adressé un courriel à des médecins coordonnateurs de ce secteur, les invitant à ne pas saturer l’hôpital, à gérer au sein des foyers les cas présentant « des formes sévères et critiques non intubables », et à établir une liste prévisionnelle de résidents susceptibles d’être hospitalisés.

Le 30 mars, le Collectif handicaps, qui regroupe des associations gestionnaires d’institutions pour personnes handicapées, fait part, dans un communiqué de presse d’ « une très forte inquiétude à l’idée d’un tri des patients à l’arrivée aux urgences et parfois en amont même par les services du 15 pour les personnes accueillies en établissement ». Quelques jours plus tard, le 4 avril, Olivier Véran tente de déminer la situation dans une visioconférence. « Le handicap ne doit pas être un critère de refus de soins, que l’on parle d’une hospitalisation simple ou d’une réanimation », déclare le ministre des Solidarités et de la Santé, pour qui il ne s’agit que d’« une polémique qui s’est faite jour, suite à la publication interne au sein d’une Agence régionale de santé, de documents qui émanaient d’une société française et qui auraient pu laisser penser que la présence d’un handicap psychique ou d’un handicap cognitif puisse constituer un frein à l’admission en réanimation de malades du Covid-19 ». « Je ne peux pas imaginer que cette pratique existe », martèle Olivier Véran.

« La nécessité d’un ‘tri’ des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive »

Comité national consultatif d’éthique

 « Le handicap ne doit pas être un critère de refus de soins, que l’on parle d’une hospitalisation simple ou d’une réanimation »

Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé

Conférence de presse d'Olivier Véran et Sophie Cluzel - 4 avril

De nombreux témoignages

Or le communiqué du collectif Handicaps ne se base pas sur le document de l’ARS Ile-de-France, ni sur des notes internes, mais bien sur les alertes de différents établissements. Plusieurs autres témoignages parus dans la presse et recueillis par ARTE Info montrent que des adultes handicapés, considérés à ce titre comme non « prioritaires », ont eu des difficultés à accéder, voire se sont vu refuser l’accès à des soins à l’hôpital, pas forcément en fonction de leur état de santé antérieur ou de leurs comorbidités, mais bien souvent en raison de leur handicap. « On s’est rendu compte, au travers d’un certain nombre de remontées, que les […] personnes en situation de handicap étaient un peu traitées différemment », indique Luc Gateau, président de l’Unapei, la principale fédération d’associations gestionnaires d’institutions pour les personnes avec un handicap mental. « Dans les secteurs très tendus, le corps médical a dû prendre peut-être certaines initiatives, qui nous apparaissaient ne pas correspondre à des règles éthiques fortes et les remontées de terrain nous ont amenés à alerter très fortement sur cette dérive qu’il y aurait tendance à dire […] qu’il pourrait y avoir un tri des patients. Et ça, c’était inadmissible. »

Il existe plusieurs cas de figure. Dans le Haut-Rhin, l’un des départements les plus touchés par l’épidémie, le directeur général de l’association Marie Pire a raconté au Monde et aux Dernières nouvelles d’Alsace comment Alain et Philippe, deux résidents porteurs de handicaps physiques et mentaux importants, sont décédés entre les murs de la MAS de Riespach, sans avoir été pris en charge par le Samu surchargé. Alors Pierrick Buchon a appelé l’ARS Grand Est, avec qui les établissements spécialisés ont été fréquemment en contact pendant la crise, pour expliquer ce qui s’était passé. « Ils me le font comprendre très clairement : les personnes handicapées ne seront pas prises en charge. Vous vous les gardez. On vous aidera à mettre en place un accompagnement de fin de vie et une cellule psychologique pour le personnel », déplore-t-il. Contactée par ARTE Info, l’ARS Grand Est nie avoir tenu ces propos et précise : « Les relations entre la délégation territoriale de l’agence régionale de santé et l’établissement ont été constantes depuis le début de cette crise, ainsi qu’entre l’établissement et l’hôpital. Des personnes des établissements de cette association ont bien été hospitalisées durant l’épidémie de Covid-19 ». Dans un autre témoignage publié en vidéo par l’AFP, la directrice d’un pôle médico-social pour personnes handicapées à Paris, au bord des larmes, disait avoir soigné des résidents « dans des conditions précaires », évoquant « une nuit entière au téléphone pour avoir quelqu’un, le 15, pendant que les gens, dans leur chambre, étaient en train de mourir ». L’organisation gérant cet établissement, jointe par ARTE Info, n’a pas souhaité témoigner.

Parfois, des adultes handicapés ont été emmenées à l’hôpital, avant d’en être renvoyés quelques heures plus tard. « Pour un résident, il est vrai que par deux fois les urgences nous l’ont renvoyé sur site directement, alors même qu’il était en décompensation respiratoire très importante », se souvient Violette Guillet, dont les établissements sont situés en Ile-de-France, là aussi l’une des régions les plus touchées. « Ils nous l’ont renvoyé par deux fois, on les a rappelés une troisième fois parce que ça n’allait vraiment pas bien sur site, du coup il a été amené aux urgences et il y est resté. Malheureusement c’est un résident qui depuis est décédé. » La directrice générale d’Avenir Apei précise que plusieurs autres résidents ont bien été pris charge, mais elle s’interroge : « Contrairement à d’autres collègues, je pense à d’autres associations, où clairement a été indiqué le refus d’accès aux soins, je ne peux pas m’avancer dans cette direction car ce n’était pas le cas. On se pose la question sur l’accès ou les difficultés d’accès, mais on n’a pas eu de refus ». « C’est un gros point d’interrogation que j’ai en tête », résume-t-elle. Éric Jullian mentionne lui aussi des personnes handicapées hospitalisées, « qui sont revenues deux ou trois heures après ». « Ça a été clairement dit au début de la crise par le centre 15 et le Samu », se rappelle-t-il. « Les personnes âgées et les personnes handicapées ne sont pas prioritaires. »

Pour le docteur Gaël Durel, président de l’association Mcoor, qui regroupe des médecins coordonnateurs dans le secteur médico-social, ces situations sont « assez semblables à celles connues pour les Ehpad selon les engorgements des urgences et services de réanimation, ce public n’est jamais prioritaire ». Le soignant évoque également, dans des régions moins durement frappées par l’épidémie, des « refus d’hospitalisation en unités Covid » dues à la « méconnaissance des soignants hospitaliers et [à la] peur du handicap psychique : ‘Ils seront mieux chez vous’ ».

« Ça a été clairement dit au début de la crise par le centre 15 et le Samu. Les personnes âgées et les personnes handicapées ne sont pas prioritaires »

Éric Jullian directeur de l’Epsoms et de l’Epissos

Giovanni Maio, médecin : "Le triage est contraire au principe d'égalité"

Reportage de Kathrin Häfele pour ARTE Journal

« C’est le droit de mériter d’être sauvés qui est remis en cause »

Les militants pour les droits des personnes handicapées suivent la situation avec inquiétude depuis le début de l’épidémie. Quatre collectifs ont publié mi-avril un communiqué intitulé « Validisme+Covid-19: personnes handicapées sacrifiées », qui analyse ainsi la place des personnes handicapées dans la crise : « Les corps sont hiérarchisés avec la validité au sommet, rejetant au fur et à mesure les personnes handicapées selon la gravité de leur handicap ». Ces activistes dénoncent de longue date le validisme, c’est-à-dire l’ensemble des discriminations qui peuvent viser les personnes handicapées en fonction de leurs capacités physiques et mentales.

Dans un entretien publié sur la plateforme de blogs de Mediapart, Elena Chamorro, membre du CLHEE (Collectifs lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation), explique : « Le problème d’accès aux soins n’est pas une nouveauté mais là, c’est le droit de mériter d’être sauvés qui est remis en cause. Il y a à la fois le déni de la part de nos dirigeants politiques et l’indifférence, parfois carrément l’acceptation de la part de la société de ce triage, d’autant plus ‘acceptable’ et accepté que l’on assiste à une mise en concurrence pour l’accès soins ». La militante évoque aussi un « impensé », une forme d’invisibilité des personnes handicapées pendant l’épidémie, souvent absentes des discours sur les établissements médico-sociaux, qui mentionnent la plupart du temps seulement les Ehpad et, comme dans ces derniers, considérées comme non prioritaires en termes de soins, mais aussi de masques et d’équipements de protection.

Le validisme expliqué par les militants du CLHEE

Reportage de Marianne Skorpis pour ARTE Journal

Manque d’encadrement médical

La question de la difficulté et parfois du refus d’accès aux soins en pose une autre : les FAM, les MAS et les foyers non médicalisés ne sont pas faits pour accueillir et soigner des patients dans un état critique. Que s’est-il passé pour les personnes handicapées n’ayant pas pu accéder à l’hôpital ? « Les résidents gravement touchés sont restés dans des établissements non équipés », se souvient Luc Gateau. « Les établissements ont dû s’organiser, parfois en mettant des zones séparées, avec des personnes atteintes du Covid. Et toute une batterie de protection et de suivi des personnes a été mise en place, avec parfois des accompagnements des équipes d’hôpital à domicile [HAD]. On a pu voir sur certains secteurs les services HAD saturés et c’était grave pour nous, parce que nos personnels n’ont pas toutes les formations initiées à ce stade-là. » L’hôpital à domicile est un dispositif équivalant une hospitalisation à plein temps, qui peut être mis en place au domicile des patients ou dans les institutions dans lesquelles ils vivent. Le recours à l’HAD a été facilité pendant la crise sanitaire, notamment pour les établissements sociaux et médico-sociaux, avec l’assouplissement de certains critères habituels, comme l’accord obligatoire du médecin traitant.

Mais les demandes d’hospitalisation à domicile ont fortement augmenté pendant l’épidémie, et pas seulement dans les institutions médico-sociales. Elles concernent des personnes atteintes de la Covid-19 mais aussi souffrant d’autres pathologies, puisque des lits ont été libérés quand des services hospitaliers ont été transformés en unités Covid, précise le site spécialisé ActuSoins. Débordés, les services de HAD n’ont donc pas toujours été en mesure d’intervenir. « Il fallait aussi qu’ils puissent être en capacité de venir. L’HAD ne vient pas tant que ça, que ce soit dans les Ehpad ou dans le secteur handicap. Certaines HAD font notamment intervenir des libéraux qui font ce qu’ils veulent, quand ils veulent », explique Éric Jullian, qui note, parfois, des refus d’intervention la nuit. « Les HAD n’ont pas du tout fonctionné dans le secteur du handicap », conclut-il.

Les institutions se sont organisées comme elles pouvaient. Les associations et organisations gestionnaires les plus importantes ont pu mutualiser leurs forces dans leurs différents établissements, notamment leurs infirmières et leurs médecins coordonnateurs. Sur ce point, il existe une différence entre les MAS et les FAM, qui disposent d’un encadrement médical et les autres types de foyers de vie, pour qui ce n’est pas le cas. Mais même dans les MAS et les FAM, les médecins coordonnateurs sont rarement employés à plein temps, alors que leur rôle est essentiel, pas seulement dans les cas critiques cités plus haut, mais aussi en amont, pour prévenir les contaminations dans ces établissements, explique le docteur Stephan Meyer, vice-président de l’association Mcoor : « C’est tout l’intérêt de la fonction des médecins coordonnateurs dans ces structures. Ils ont justement les compétences médicales pour pouvoir adapter à l’établissement les mesures barrières optimum par rapport à la population accueillie. » Les gestes barrières sont en effet parfois beaucoup plus difficiles à appliquer pour les personnes ayant un handicap psychique. Pour d’autres, qui ont besoin d’une aide dans certains actes du quotidien, il n’est pas possible de maintenir en permanence les mesures de distanciation. « C’est bien d’avoir des directives générales, nous en avons besoin, mais il faut aussi que nous puissions, en fonction de nos établissements, adapter les mesures au plus juste, de la façon la plus médicalement acceptable et surtout la plus éthique », résume le médecin.

Les médecins coordonnateurs « ont justement les compétences médicales pour pouvoir adapter à l’établissement les mesures barrières optimum par rapport à la population accueillie. »

Docteur Stephan Meyer, vice-président de l’association Mcoor

Une situation qui n’est pas nouvelle

Pour Claude Thiaudière, maître de conférences en sociologie à l’université de Picardie – Jules Verne et chercheur au CURAPP-ESS, la crise sanitaire n’a fait que renforcer et révéler un phénomène déjà existant. « On accueille des gens qui ont un handicap, mais qui sont pris en charge socialement et pas médicalement. Ce sont des établissements qui accueillent des jeunes enfants ou des adultes qui sont socialement démunis, mais qu’on accepte pour leur handicap. Donc ils y sont assez éloignés du secteur sanitaire, d’un point de vue médical. Ce sont d’ailleurs les travailleurs sociaux qui s’en occupent. Et je pense que dans la situation qui a été celle des deux mois de confinement, ça n’a fait qu’accentuer cet éloignement avec le secteur médical. » Le sociologue décrit des circonstances paradoxales : les personnes vivent des établissements dits « spécialisés » et adaptés à leur handicap, mais cette état de fait les éloigne aussi du monde médical, comme en témoignent les « Gardez-les chez vous » ou les « Ils seront mieux chez vous », parfois entendus pendant le confinement.

Les résidents de ces institutions, en particulier les personnes polyhandicapées, peuvent avoir besoin de soins liés à leur handicap et c’est aussi là que le manque de médecins coordonnateurs se fait souvent sentir. Le docteur Anne Amrani, médecin coordonnatrice dans un établissement de ce type dans les Bouches-du-Rhône, en témoigne : « [La structure] dans laquelle je suis accueille des résidents lourdement handicapés et a fait le choix d’avoir un temps convenable de médecin de médecine physique, mais qui n’est pas étiqueté temps de médecin coordonnateur. Compte tenu de la population accueillie, il me semble indispensable d’avoir ce rôle de coordonnateur afin d’évaluer les besoins médicaux des résidents et faire de la coordination entre les différents spécialistes, les infirmiers et les éducateurs ». Mais le sujet est plus vaste et ne touche pas seulement aux soins liés à certains types de handicap, mais à la santé des adultes handicapés vivant dans des établissements médico-sociaux en général. « Il n’y a pas de lien réel entre le secteur du handicap, le médico-social comme on dit, et le réseau du système de soins. C’est du classique. Tel établissement va avoir des liens avec le médecin libéral du coin, mais pas forcément avec une structure de suivi médical », indique Claude Thiaudière.

Luc Gateau confirme : « Globalement nous manquons, je dirais, d’une véritable politique de faciliter l’accès aux soins pour le monde du handicap. Aujourd’hui, on nous renvoie énormément sur le droit commun du soin, sauf que l’accessibilité au sens très large, qui n’est pas qu’une accessibilité physique, n’est pas au rendez-vous. » Le président de l’Unapei évoque notamment la production d’écrits et de documents en Falc (facile à lire et à comprendre), destinés aux personnes avec une déficience intellectuelle.

Pour Violette Guillet se pose la question de la formation du personnel médical. « Sur la question de l’hôpital, la difficulté qu’on peut rencontrer c’est la formation des soignants sur le handicap. Parce qu’on le sait, si on pense aux médecins, les infirmières, les sages-femmes n’ont pas beaucoup d’heures de formation sur la question du handicap. » Pour la directrice générale d’Avenir Apei, la création d’un service sanitaire pour les étudiants dans le domaine de la santé en 2018 est à cet égard une initiative intéressante. Ce dispositif permet aux étudiants de mener des projets des projets de prévention auprès de publics dits « fragiles » ou éloignés du monde de la santé, qu’ils n’auraient peut-être sinon pas rencontrés : Ehpad, établissements pour personnes handicapées, écoles et collèges situés en zones d’éducation prioritaire… « On a nous, associations, à travailler avec eux pour construire ensemble et améliorer la communication, la compréhension et l’accès aux soins à l’hôpital pour les personnes qu’on accompagne », analyse Violette Guillet.

Pour aller plus loin

« Les malades psychiatriques sont aussi des malades tout court », une tribune publiée sur Le Monde

Des chiffres qui interrogent

À côté de l’accès aux soins, ce sont aussi les statistiques concernant les personnes handicapées qui posent question. Santé publique France publie toutes les semaines un point épidémiologique, dont les chiffres sont repris par les autorités. Les données sont alimentées par les différents réseaux de surveillance mobilisés par cet organisme public : SOS Médecins, qui permet par exemple de calculer la proportion d’actes médicaux pour suspicion de Covid-19 ; les hôpitaux, qui indiquent entre autres le nombre de décès de malades de la Covid-19 en réanimation ; ou encore les établissements médico-sociaux, qui transmettent le nombre de contaminations et de décès parmi leurs résidents. Ce sont ces derniers chiffres cumulés qui, en augmentant puis en baissant pendant plusieurs semaines, interrogent. Comment sont-ils précisément calculés et recueillis ? Retour en arrière.

Un nouvel outil de signalement

Fin mars, Santé publique France met en place un nouvel outil de signalement, baptisé Voozanoo. Les raisons de sa création sont expliquées dans son protocole d’utilisation : « À partir de mi-mars 2020, plusieurs cas groupés de COVID-19 dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et dans les établissements médico-sociaux (EMS) ont été signalés mais n’ont pas l’objet d’un signalement via le portail des signalements du ministère chargé de la santé pour les cas groupés d’infections respiratoires aiguës (IRA) (1-3). Ce système n’est pas adapté pour les signalements et le suivi des cas de COVID en particulier, mais pour un suivi quotidien des épisodes de cas groupés. À la demande de la Direction générale de la santé, Santé publique France a développé un nouveau système de surveillance des cas de COVID-19 pour ces établissements permettant le suivi de ces épisodes ».

Ce portail se présente sous la forme d’une plate-forme en ligne à laquelle les établissements sociaux et médico-sociaux – majoritairement des établissements accueillant des personnes âgées ou handicapées, mais aussi l’aide sociale à l’enfance et quelques autres comme les LAM (lits d’accueil médicalisés) – sont invités à se connecter dès qu’ils suspectent l’apparition d’un cas de Covid-19 entre leurs murs, parmi les résidents ou le personnel. Il leur faut alors remplir un premier signalement, puis un signalement de suivi quotidien et enfin un dernier volet de bilan à la fin de l’épisode infectieux. Les institutions sont invitées à déclarer d’une part les cas suspects, c’est-à-dire les personnes présentant des symptômes et les cas testés positifs au virus, qu’ils soient symptomatiques ou non et d’autre part les décès des résidents dûs à la Covid-19, en précisant s’ils ont eu lieu sur place ou à l’hôpital.

Ce signalement est aussi rétroactif : on peut signaler des cas et des décès survenus à partir du 1er mars. La plate-forme permet également de signaler des carences en personnel – les établissements sociaux et médico-sociaux ont eu, pour diverses raisons, un taux d’absentéisme important pendant les premières semaines de confinement – ou en matériel. Seules les données issues d’Île-de-France sont recueillies par un autre outil, mis en place par l’ARS de cette région, et compilées avec les données de Voozanoo.

Signalement final
Signalement initial
Signalement quotidien

Des chiffres fluctuants

Les données recueillies via ce dispositif sont exploitées de plusieurs manières : dans les points quotidiens des différentes Agences régionales de santé, dans les points épidémiologiques hebdomadaires de Santé publique France et par la Direction générale de la santé. Les premiers chiffres sont communiqués dans le point épidémiologique du 2 avril, qui distingue les données des Ehpad de celles des « autres EMS », ne précise pas si les décès annoncés des résidents de ces établissements ont eu lieu sur place ou à l’hôpital et ne comprend pas encore les chiffres de l’Île-de-France. Deux semaines plus tard, le point du 16 avril différencie pour la première fois les chiffres des établissements pour personnes âgées, pour personnes handicapées, de l’aide sociale à l’enfance et des autres types d’établissements médico-sociaux. À l’image des catégories de la plate-forme de signalement, ces points épidémiologiques distinguent les cas suspects des cas testés.

Selon ce point du 16 avril, 162 résidents d’institutions accueillant des personnes handicapées seraient décédés au sein même de ces établissements et 158 d’entre eux à l’hôpital. C’est à partir de la semaine suivante, le 23 avril, que ces mêmes chiffres vont commencer à devenir étranges. Ce jour-là, le nombre cumulé de personnes décédés sur place, dans les établissements, est divisé par deux : il descend à 76. Le 30 avril, il augmente de nouveau, passant à 91 décès. Ce chiffres des résidents handicapés décédés au sein même des établissements baisse de nouveau le 7 mai (72 décès annoncés), augmente le 14 mai (73 décès), avant de redescendre légèrement le 21 mai (71 décès). Dans le bilan du 28 mai, ce chiffre monte à 76 décès. Et d’après le dernier point épidémiologique en date, celui du 4 juin, 75 personnes handicapées seraient décédées de la Covid-19 dans leurs établissements et 195 d’entre elles à l’hôpital.

Une sous-déclaration ?

Comment expliquer ces variations sur un chiffre qui pourrait justement refléter de possibles difficultés d’accès aux soins, évoquées dans la première partie de cet article ? Annonçons-le tout de go : nous n’avons pas trouvé de réponse totalement satisfaisante à cette question, mais un certain nombre d’éléments et de témoignages qui peuvent illustrer certaines faiblesses de cet outil de recensement et qui témoignent de la situation des établissements pour personnes handicapées pendant la crise.

Santé publique France explique les variations de ces données par le fonctionnement de la plate-forme, avec l’obligation de transmettre des données tous les jours une fois le signalement enclenché : « Chaque établissement étant dans l’obligation de transmettre des données quotidiennement, de très nombreuses erreurs de saisies ont été détectées lors des contrôles de données effectués par les ARS et les cellules régionales de SpF. Il a été demandé aux établissements des précisions et rectifications. Souvent il s’agit d’erreurs de saisie et quelquefois infirmation des cas lorsque les résultats de prélèvements sont rendus négatifs ». Dans son point du 4 juin, l’organisme public évoque également « la correction des données dans la base ». Effectivement, plusieurs professionnels en témoignent, au plus fort de la crise, quand les établissements étaient à la recherche de masques ou tentaient d’organiser des « zones Covid » dans leurs locaux, ils ont pu faire des erreurs, voire oublier de remplir le signalement certains jours.

Le signalement étant rétroactif, les données recueillies sont de plus en plus fournies au fil des semaines. Ainsi, le point épidémiologique du 2 avril indique que 781 établissements sociaux et médico-sociaux (toutes catégories confondues) ont remonté des informations via la plate-forme à cette date. Le 16 avril, ce chiffre passe à un total de 5 340 signalements, dont 1 415 dans les institutions accueillant des personnes handicapées. Le 4 juin, on dénombre 8 033 signalements, dont 2 294 dans les établissements pour personnes handicapées. La majorité des épisodes infectieux signalés ont débuté entre le 15 mars et le 4 avril.

Ces signalements ne sont pas obligatoires : il ne s’agit pas d’un système où chacun d’entre eux est astreint à le faire, foyer infectieux ou non, c’est à eux de se déclarer. Il est donc possible que ces données ne soient pas complètes, comme le reconnaît Santé publique France : « Nous ne sommes pas en mesure de savoir si des établissements n’ont pas effectué de signalement ». Est-il possible qu’outre les erreurs mentionnées par Santé publique France, certains foyers n’aient pas utilisé la plate-forme ? Les ARS ont informé les établissements de ce nouvel outil. Pour Éric Jullian, il y a une possible sous-déclaration, notamment dans les foyers non médicalisés financés par les départements – les MAS dépendent des ARS et les FAM ont un financement mixte par les ARS et les départements. « Dans le secteur du handicap, c’est sûr et certain, il n’y a pas l’habitude de ce déclaratif-là. Les structures comme les foyers n’ont pas l’habitude de déclarer auprès des ARS, ce n’est pas un organisme qui finance habituellement. […]  » Dans plusieurs de ses points régionaux quotidiens, l’ARS Grand Est a indiqué que « les délégations territoriales et la direction de l’autonomie sensibilisent actuellement les établissements (ceux faisant face à de nouveaux cas à partir de cette semaine, comme ceux ayant déjà enregistré des cas antérieurement) pour qu’ils se signalent ».

« Chaque établissement étant dans l’obligation de transmettre des données quotidiennement, de très nombreuses erreurs de saisies ont été détectées »

Santé publique France

Des chiffres à vérifier

Les directions de l’autonomie, qui relèvent des départements, ont en effet joué un rôle important dans la diffusion de la plate-forme de signalement, mais aussi dans la vérification des données recueillies sur les foyers relevant de leur compétence, explique Christian Fischer, directeur de l’autonomie du Haut-Rhin : « Nous avons travaillé à fond avec Santé publique France, notamment dans sa période de rodage. Nous avons une très bonne connaissance de nos foyers, de très bons contacts avec les gestionnaires, nous faisons une extraction au local. Si on a subitement une augmentation, comme on l’a eu la semaine dernière, on passe un coup de fil à l’établissement » pour vérifier les chiffres recueillis avec les établissements concernés. Selon lui, cette vérification est essentielle car il est plus difficile pour les ARS et Santé publique France, qui traitent respectivement une grande quantité de données au niveau régional et national, de détecter les erreurs. « Il n’y a rien de pire que de piloter une crise où vous n’avez pas les bons chiffres », appuie Christian Fischer.

Mais les situations peuvent varier selon les départements et les régions et il est difficile de savoir si ce travail de vérification a été accompli partout, même si « les contrôles de données dans la base ont été effectués massivement mi-avril et sont effectués maintenant régulièrement », précise Santé publique France.

Qui a déclaré ?

Le portail de signalement de Santé publique France pose une autre question : dans les institutions spécialisées, qui a fait ces déclarations ? Réponse de l’agence publique : « pas d’information précise sur cette question mais dans chaque établissement, une personne est probablement désignée pour transmettre ces données ». Le protocole d’utilisation de la plate-forme ne donne pas de préconisation à ce sujet et demande juste que soient fournies les coordonnées et la fonction de « la personne responsable de la surveillance COVID-19 ». Dans l’association Avenir Apei, « ce sont les cadres qui remplissent les signalements, les chefs de service, les directeurs, sur la base des données fournies par les médecins », raconte Violette Guillet.

Il y avait aussi une forme de flou du au fait que la connaissance de la maladie et de symptômes ont, au début, évolué au jour le jour. Comment, dans cette situation, évaluer correctement le nombre de cas suspects ? « Les seuls qui peuvent faire des déclarations de diagnostic, ce sont les professionnels de santé, les médecins. Personne d’autre ne peut faire ça. Donc demander à des établissements, à des responsables d’établissements ou à des travailleurs sociaux de remplir des déclarations, je suis un peu surpris », constate Claude Thiaudière. Santé publique France est d’ailleurs revenu sur ses chiffres dans son dernier point, celui du 4 juin : « Le nombre de cas hospitalisés chez les résidents et le nombre de cas total (cas confirmés et cas possibles) chez les résidents et le personnel font l’objet de nombreuses corrections dans la base de données. Actuellement la quasi-totalité des nouveaux cas de COVID-19 sont des patients qui ont été testés ce qui rend le nombre de cas total obsolète ; seul le nombre de cas confirmés reste pertinent. Aussi, le nombre de cas hospitalisés chez les résidents, le nombre de cas total chez les résidents et le nombre de cas total chez le personnel ne sont plus présentés dans le point de situation hebdomadaire ». Claude Thiaudière s’étonne aussi qu’un outil qui participe à la veille sanitaire opérée par Santé publique France ne soit pas forcément rempli par des professionnels de santé.

« Les seuls qui peuvent faire des déclarations de diagnostic, ce sont les professionnels de santé, les médecins »

Claude Thiaudière, sociologue

Une dernière interrogation

Enfin, pour expliquer les variations de ses chiffres, Santé publique France évoque « quelquefois infirmation des cas lorsque les résultats de prélèvements sont rendus négatifs », sans préciser s’il s’agit de personnes décédées dans les établissements – le chiffre qui a le plus varié dans ces statistiques, de personnes décédées dans les hôpitaux ou de cas suspects. Les données sur les décès des personnes handicapées sur place et à l’hôpital ne précisent pas la proportion de cas testés et suspects. La France a manqué de tests durant les premières semaines de l’épidémie et les établissements sociaux et médico-sociaux n’étaient, là aussi, pas prioritaires. Les tests post-mortem sont loin d’être la norme et ne sont pas recommandés par le Haut conseil à la santé publique.

Il reste donc – comme dans d’autres secteurs de la société – des flous sur les statistiques de l’épidémie dans les établissements sociaux et médico-sociaux accueillant des personnes handicapées. Ces chiffres ne sont pas anodins, car ils témoignent des difficultés rencontrées par ces institutions, permettent de faire le bilan de la crise sanitaire dans le secteur et sont une trace au niveau institutionnel de ce qui s’est passé. Même si ce bilan est moins élevé que dans les Ehpad, les familles et les militants pour les droits des personnes handicapées attendent des chiffres complets et vérifiés. Une manière de montrer que les vies et les morts des personnes handicapées valent autant que celles des autres.

Rédaction : Marianne Skorpis

Graphisme : Loïc Bertrand

Montage : Maxime Ozel