Le 7 août marque le premier anniversaire de la prise de fonction du président colombien Ivan Duque, dans un contexte tendu. Les assassinats de leaders syndicaux et paysans, ainsi que d’anciens guérilleros, se multiplient. Ces violences mettent en péril l’accord historique de novembre 2016, qui a mis fin à plus d’un demi-siècle de guerre. Plusieurs pans de cet accord tardent d’ailleurs à être appliqués, comme la réforme agraire, censée remédier à l’inégale répartition des terres dans le pays. D’autres, comme les mécanismes de justice transitionnelle, sont fortement remis en cause par le chef de l’État. Quels sont les réussites et les échecs de l’accord de paix ? Les réponses d’ARTE Info.
Colombie, le violent chemin vers la paix
Les militants, la justice et la terre

Colombie, le violent chemin vers la paix
Les militants, la justice et la terre
Maria del Pilar Hurtado était une militante, l’une de ces « leaders sociaux » comme la Colombie en compte des centaines. Elle défendait à Tierralta, dans le nord du pays, une communauté de paysans sans terre, dont certains avaient été déplacés après la construction d’un barrage hydroélectrique, selon le site Colombia Reports. Ce combat lui a probablement coûté la vie. L’activiste a été assassinée le 21 juin et une vidéo de son fils de 9 ans en larmes à côté de sa dépouille a suscité une vague d’émotion et d’indignation dans toute la Colombie. Son ou ses assassins ne sont pas encore connus.
Et pour cause : Maria del Pilar Hurtado n’est que l’un des visages les plus récents d’une longue liste. Selon le Défenseur du peuple, un organisme public chargé de protéger les droits de l’homme, 462 activistes ont été tués depuis 2016. Comme elles, ils étaient des leaders syndicaux ou paysans, qui protégeaient les droits de leur communauté ou tentaient de leur faire recouvrer leurs terres volées ou vendues de force pendant la guerre. D’autres étaient des défenseurs de l’environnement, souvent issus de population indigènes. L’ex-guérilla des Farc, qui s’est muée en un parti politique avec l’accord de paix, estime quant à elle que 140 de ses anciens guérilleros et 31 membres de leur entourage ont été assassinés depuis 2016. Eamon Gilmore, l’envoyé spécial de l’Union européenne pour la paix, qui s’est rendu sur place le 8 juillet, a fait part de ses inquiétudes. Selon lui, ces meurtres sont « le plus grand défi […] auquel est confrontée la Colombie ». Le président colombien Ivan Duque a d’ailleurs demandé le 12 juillet au Conseil de sécurité de l’ONU de continuer à superviser pendant une année supplémentaire le processus de paix.
« Le plus grand défi […] auquel est confrontée la Colombie est lié à la poursuite des assassinats perpétrés contre d’ex-combattants, des leaders communautaires et des défenseurs des droits humains »
Eamon Gilmore, envoyé spécial de l’Union européenne pour la paix
Pour Yann Basset, politologue et professeur à l’université du Rosario à Bogota, « il y a un peu de tout » dans ces assassinats : « des victimes qui réclament la restitution de terres qui leur ont été enlevées pendant le conflit, ce qui pointe vers le secteur des grands propriétaires terriens » ; « il y en a qui sont liés au fait que des groupes liés au trafic de drogue sont toujours actifs dans certaines zones, donc ça génère toujours beaucoup de violence localement ». Sans oublier l’existence d’une guérilla toujours active, l’ELN, de dissidents des Farc qui n’ont pas déposé ou ont repris les armes et de groupes paramilitaires proches de l’extrême droite. Ces meurtres sont aussi le symptôme des points de l’accord de paix qui n’ont pas encore été appliqués, ou qui n’ont pas fonctionné. L’incertitude et la violence sont aussi plus fortes, à l’approche des élections locales du mois d’octobre.

La militante Maria del Pilar Hurtado a été tuée le 21 juin à Tierralta.
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Le président colombien Ivan Duque a été élu en faisant campagne contre un volet essentiel de l’accord : la justice transitionnelle, c’est-à-dire la mise en place d’un Tribunal pour la paix dédié au jugement des ex-guérilleros des Farc et des membres de l’armée régulière colombienne accusés d’avoir commis des exactions pendant le conflit. Cette juridiction fonctionne sur le principe de peines alternatives à la prison pour les accusés qui reconnaissent leurs crimes et de dédommagements pour les victimes. C’est l’une des parties les plus polémiques de l’accord, qui a conduit à son rejet par les Colombiens lorsque le texte leur a été soumis par référendum le 2 octobre 2016 – il a ensuite été modifié et adopté par une autre voie le mois suivant. Ivan Duque a tenté de l’abolir, sans succès. « La justice transitionnelle continue son chemin, cela prend énormément de temps », note Yann Basset. Et d’ajouter : « Une telle remise en cause aurait été très grave. Mettre ces objections sur le devant de la scène, c’est prendre le risque de faire capoter l’accord ».
« Mettre ces objections sur le devant de la scène, c’est prendre le risque de faire capoter l’accord »
Yann Basset, politologue
Le chef de l’État actuel et son parti de la droite dure, Centre démocratique, jugent ces dispositions trop clémentes et sont globalement critiques des mesures concernant les anciens combattants de la guérilla dans l’accord : transformation des Farc en un parti politique, avec dix sièges qui lui sont automatiquement attribués au Parlement et au Sénat ; aide au retour des ex-guérilleros désarmés à la vie civile. Deux d’entre eux, les anciens négociateurs de l’accord de paix Ivan Marquez et Jesus Santrich – accusé de trafic de drogue – ont d’ailleurs dénoncé l’accord et ont repris le chemin de la clandestinité, probablement au Venezuela. Les deux hommes estiment que le texte n’est pas respecté et que les ex-guérilleros ne sont pas assez protégés. Au contraire, la droite voit dans leur fuite la preuve que l’on ne peut pas faire confiance aux « terroristes ».
Sept mille combattants auraient été démobilisés grâce à l’accord de paix. Dans une enquête publiée au mois de mai, le New York Times avançait le chiffre de 3 000 guérilleros démobilisés qui seraient redevenus des combattants. « La grande majorité des ex-Farc jouent le jeu des accords, mais une minorité a repris les armes », explique Yann Basset. Certains vivent regroupés dans des zones dédiées, où ils se sont parfois lancés dans l’agriculture, tandis que d’autres tentent de résinsérer individuellement, avec les aides financières de l’État. « Que va-t-il se passer quand [ces aides] vont s’arrêter ? Ça reste une grande inconnue », s’interroge le politologue.
La réforme agraire promise par l’accord est un autre immense chantier, qui peut prendre plusieurs années. Elle a pour but de remédier à l’inégale répartition des terres, un problème structurel en Colombie, en s’attaquant notamment à la question du cadastre. La plupart des terrains ne disposent pas de titres de propriété formels, ce qui a alimenté la violence, avant, pendant et encore après le conflit. Certains terrains ont été volés ou vendus de force pendant la guerre (voir le reportage ci-dessous) et une loi leur permet de les réclamer, mais les menaces et les assassinats sont nombreux. Il y a beaucoup d’opposition à ce processus au sein du parti du président Ivan Duque, dont certains membres sont proches de grands propriétaires terriens.
L’accord prévoit également la création d’infrastructures, d’écoles et de services de base dans les zones les plus reculées et sur ce point-là aussi, promesses tardent à être concrétisées. D’autant que le départ des Farc dans ces régions, selon Laura Gil, cofondatrice du mouvement Defendiamos La Paz, qui milite pour le respect de l’accord de paix. « Lorsque les Farc ont commencé à se replier […], ils ont vraiment laissé un no man’s land. Ils contrôlaient des territoires en Colombie et dans ces régions-là, les Farc étaient pratiquement un gouvernement parallèle. Il n’y avait personne pour protéger ces communautés-là. » Résultat : la police et les services de l’État tardent à arriver dans ces régions et les Farc sont remplacés par des dissidents venus de leurs rangs, l’ELN, diverses milices ou des narcotrafiquants. Ces zones sont souvent au centre de forts enjeux économiques, puisqu’on y cultive des feuilles de coca et qu’on y trouve des mines illégales, souvent d’or ou d’émeraudes.
« Lorsque les Farc ont commencé à se replier […], ils ont vraiment laissé un no man’s land. Ils contrôlaient des territoires en Colombie et dans ces régions-là, les Farc étaient pratiquement un gouvernement parallèle »
Laura Gil, cofondatrice du mouvement Defendiamos La Paz

Un champ de feuilles de coca à Pueblo Nuevo, dans le nord de la Colombie, le 15 mai 2017.
Photo : Raul Arboleda / AFP
La présence des narcotrafiquants nuit à l’application d’un autre point de l’accord, censé remédier à une cause structurelle de la violence : la fin de la culture de la coca. Des programmes prévoient une aide économique de deux ans aux paysans qui en cultivaient, ainsi que le remplacement de la coca par d’autres plants, par exemple de cacao. Dans la plupart des cas, ces programmes ont été un échec, car les cultures de substitution ont des prix plus fluctuants, sont moins rentables et que les paysans subissent les menaces des trafiquants. La Colombie reste aujourd’hui le premier producteur de cocaïne du monde et a connu une augmentation de 5,9% de la production de cocaïne entre 2017 et 2018.
Le 26 juillet, plusieurs dizaines de milliers de Colombiens ont manifesté à Bogota, la capitale, et dans d’autres régions du pays. Leur mot d’ordre : il faut continuer à appliquer l’accord de paix et mettre fin aux assassinats de leaders sociaux et d’ex-guérilleros. La mobilisation a été lancée par la toute jeune organisation Defendamos La Paz (« Défendons la paix »), fondée il y a quelques mois.


Manifestations à Bogota, Cali et Medellin, le 26 juillet.
Photos : Juan Barretto, Joaquin Sarmiento, Christian EscobarMora / AFP


« Ce mouvement est né par accident » sur la messagerie Whatsapp, se souvient Laura Gil, qui a participé à sa création. « On s’est réunis dans un petit chat [une discussion], on était 20, 30 quand on a commencé et maintenant on a 30 chats avec toutes les régions de la Colombie représentées. Defendamos réunit les deux délégations qui ont négocié l’accord et beaucoup d’autres gens. C’est un mouvement qui rassemble au moins 50 parlementaires. Il est très divers » et couvre une grande partie du spectre politique, de l’extrême gauche au centre droit, s’enthousiasme sa co-fondatrice. Le président Ivan Duque a tardivement appuyé le mouvement mais n’a pas pu manifester à ses côtés, hué par les participants.
Le mot d’ordre de Laura Gil : « Il faut sauver ce qu’on peut de cet accord. L’accord a une période de transition de quinze ans, alors ils ont gagné les élections en attaquant l’accord, alors faisons ce qu’on peut, jusqu’à ce qu’il y ait de nouvelles élections. Essayons de contenir le pire ». « J’insiste : même avec les atteintes à l’accord, la Colombie est aujourd’hui un meilleur pays qu’avant », conclut-elle.
Rédaction : Marianne Skorpis, Lina Paulitsch
Graphisme : Anne Mangin, Yves Dorsi, Mickaël Cuchard
« Même avec les atteintes à l’accord, la Colombie est aujourd’hui un meilleur pays qu’avant »