Les 100 Photos du siècle: la dernière photo d’Allende, 18/100

 

Le 11 septembre 1973, il y a tout juste cinquante ans, le Chili plongeait dans l’enfer de la dictature. Ce jour-là, le général Pinochet renversait par un coup d’État le gouvernement du socialiste Salvador Allende, que Richard Nixon avait élégamment qualifié de « fils de pute ». Le 37ème président des Etats-Unis, qui avait fomenté le coup d’État chilien avec l’appui de la CIA, sera contraint de démissionner moins d’un an plus tard, à la suite du Watergate…

Dans ma série Les 100 photos du siècle, j’ai consacré une vidéo à la dernière photo du président Allende, prise dans le Palais de La Moneda, au moment où l’aviation bombardait ce symbole de la démocratie chilienne. Peu de temps après, Salvador Allende se suicidait en se tirant une balle dans la tête.
En 1998, l’auteur de ce cliché était toujours inconnu. Mais aujourd’hui, grâce au travail d’un journaliste chilien Hermes Benitez et de Robert Pledge directeur de l’agence de photos Contact qui vient de publier un livre Septembre au Chili, 1971-1973, on sait qu’il s’agit de Leopoldo Victor Vargas, un sous-officier de l’armée de l’air, photographe auprès de la présidence de la République de 1964 à 1973. Après son décès en 2011, ses enfants ont rompu le silence, conformément à la volonté de leur père. Robert Pledge a vu les tirages jaunis des six photos prises ce jour funeste par Leopoldo Vargas lors d’une rencontre avec l’un de ses fils à New York.

Le 11 septembre 1973, j’avais 13 ans. Je me souviens de l’émotion qui m’avait subjuguée, quand mon professeur d’histoire nous avait montré les photos du stade de Santiago du Chili, où étaient entassés, torturés, exécutés des centaines de sympathisants de l’Unité populaire. Parmi eux Victor Jara, un chanteur et poète, dont j’écoutais les chansons, comme « Te recuerdo Amanda », qui continue de m’émouvoir. Le 28 août dernier, la Cour suprême du Chili a confirmé les peines d’emprisonnement contre sept militaires (âgés aujourd’hui de plus de 80 ans) qui ont participé à l’enlèvement et à l’assassinat de l’artiste, après lui avoir fracassé ses doigts de guitariste. Ces « hijos de puta » avaient tout compris : les chansons finissent toujours par triompher de la barbarie…

 Voici donc la vidéo que j’ai consacrée à la dernière photo du président Allende.

« cancérigène probable »: ça veut dire quoi?

Créé en 1965 et basé à Lyon, l’organisme onusien a pour mission de rédiger des rapports, baptisés « monographies sur l’évaluation des risques cancérigènes pour les humains », dont le but est de classer les produits chimiques, mais aussi les matériaux industriels ou certains produits de consommation courante en fonction de leur potentiel cancérigène. Pour cela, le CIRC fait appel à des experts internationaux, choisis en fonction de leur expertise, mais aussi de leur indépendance par rapport au produit évalué. Depuis 2009, les membres du « groupe d’experts » qui participent à la rédaction des monographies sont tenus de « déclarer les programmes de recherche, les activités professionnelles et revenus financiers » qui pourraient relever d’un conflit d’intérêts. Pour l’évaluation du glyphosate, qui faisait partie du volume 112 des monographies[i], dix-sept experts se sont réunis à Lyon du 3 au 10 mars 2015, dont l’identité a été dûment publiée – ce qui est tout sauf un point de détail, j’y reviendrai (voir infra, chapitre 8). Ils ont siégé en leur nom propre en raison de leurs « capacités scientifiques individuelles et non en tant que représentants de leur gouvernement ou de l’organisation à laquelle ils sont affiliés ». Dans le groupe, seul Peter Egeghy, un scientifique de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA) a déclaré un lien avec les fabricants de glyphosate : au cours des quatre dernières années, il avait touché 2 000 dollars par an en remboursement des frais de transport qu’avait occasionnés sa participation à des colloques organisés par l’American Chemistry Council, regroupant les industriels américains de la chimie. Au regard des sommes en jeu, le CIRC a considéré que cela ne constituait pas un conflit d’intérêts. Toutes ces informations sont fournies au début de la monographie, accessible en ligne.

Pendant les douze mois précédant leur réunion lyonnaise, les experts ont examiné la littérature scientifique relative au glyphosate et au Roundup, à savoir toutes les études publiées dans les revues scientifiques. Si j’ai souligné ces mots, c’est que ce point est absolument capital. Ainsi que l’explique une « note au lecteur » au début de la monographie, les « évaluations du CIRC » sont des « jugements scientifiques qualitatifs sur les preuves en faveur ou contre la cancérogénicité du produit étudié, telles que fournies par les données disponibles ». Pour être « disponibles », les « données » doivent donc être publiées et accessibles à tous.

Pour le glyphosate, les experts ont examiné un millier d’études. Ils en ont retenu 250, en raison de leur qualité, qu’ils ont évaluées collectivement pendant leur session de travail à Lyon. Aux dix-sept experts étaient associés un « spécialiste invité », Christopher Portier[1], dont je reparlerai ultérieurement (voir infra, chapitre 8) et deux « observateurs » : le Britannique Thomas Sorahan, envoyé par Monsanto, et l’Allemand Christian Strupp[2], représentant l’European Crop Protection Association, organisme fédérant tous les producteurs de pesticides européens.

L’objectif des experts était de ranger le glyphosate dans l’un des quatre groupes prévus par la classification du CIRC. Le groupe 1 concerne les molécules considérées comme « cancérigènes pour les humains » : il s’agit d’une catégorie exceptionnelle, car pour qu’une molécule y soit inscrite, il faut disposer de données épidémiologiques sur les humains qui sont très difficiles à obtenir. En 2016, seules cent dix-neuf « agents » étaient classés dans ce groupe (comme l’amiante, le benzène, la dioxine, le formaldéhyde, le tabac, la pilule anticontraceptive ou le gaz moutarde). Vient ensuite le groupe 2A, « cancérigènes probables pour les humains » qui caractérise les substances pour lesquelles il « existe des preuves limitées de cancérogénicité chez les humains et suffisamment de preuves chez les animaux de laboratoire » (on en comptait quatre-vingt-une en 2016) – c’est dans ce groupe que le glyphosate a été classé. Pour le groupe 2B, les données expérimentales chez l’animal sont moins significatives (292 agents). Le groupe 3 (505 agents) désigne des substances pour lesquelles il n’est pas possible de se prononcer au regard des données éparses et insuffisantes. Enfin, le groupe 4, « probablement non cancérigène pour les humains », ne comptait en 2016 qu’une seule substance : le caprolactame (un composé organique utilisé dans la synthèse du nylon).

Sur les quelque 100 000 produits chimiques qui ont envahi notre environnement depuis la Seconde Guerre mondiale, seuls 998 ont été évalués par le CIRC, dont seulement une trentaine de pesticides. C’est très peu ! J’avais essayé de comprendre pourquoi en février 2010, lorsque j’avais interviewé Vincent Cogliano qui dirigeait alors le programme des monographies. Je retranscris ici une partie de cet entretien très instructif que j’avais réalisé pour mon film et livre Notre poison quotidien.

« Il faut savoir que sur les 100 000 produits que vous mentionnez, seuls quelque 2 000 ou 3 000 ont été testés du point de vue de leur potentiel cancérigène, m’avait expliqué l’épidémiologiste américain. Pour les pesticides, il nous est très difficile d’évaluer leur potentiel cancérigène, parce que la majorité des études expérimentales qui les concernent ne sont pas publiques. Certes, les firmes qui produisent les pesticides sont censées fournir des données toxicologiques aux agences de réglementation et elles font des tests. Mais les études ne sont jamais publiées et, de plus, elles sont protégées par le secret commercial… Les seuls pesticides que nous avons pu évaluer sont des substances très anciennes et si controversées qu’elles ont fait l’objet de nombreuses études indépendantes publiées dans les journaux scientifiques. Comme par exemple le DDT ou le lindane, aujourd’hui interdits en agriculture.

– Comment expliquez-vous que les études conduites par l’industrie des pesticides ne soient pas publiées dans des revues scientifiques ?, avais-je demandé, sidérée par ce que je venais d’entendre.

– Euh… Il n’est peut-être pas dans l’intérêt des firmes de publier des résultats qui suggèrent que leurs produits peuvent être nocifs, m’avait répondu Vincent Cogliano, cherchant visiblement ses mots. De toute façon, elles ne sont pas obligées de rendre publiques leurs études[ii]… » Pour que le lecteur comprenne bien l’incroyable information qu’avait lâchée le directeur des monographies du CIRC, je me permets de la synthétiser : les fabricants de pesticides conduisent des études toxicologiques car celles-ci sont exigées par les agences de réglementation, mais ils se gardent bien de les publier dans des revues scientifiques, où elles seraient soumises à un comité de lecture et donc à un examen critique. Cela empêche le CIRC de les évaluer, ce qui permet aux industriels de proclamer haut et fort que leurs produits ne sont pas cancérigènes !

Ce beau tour de passe-passe a profité à Monsanto pendant plus de quarante ans. Et puis la machine à embobiner s’est grippée, au fur et à mesure que le glyphosate devenait une molécule « controversée », pour reprendre le terme de Vincent Cogliano. C’est précisément parce que les dégâts causés par l’herbicide devenaient de plus en plus visibles que des dizaines de chercheurs indépendants se sont penchés sur la molécule, ce qui a permis au CIRC de l’évaluer. Mais, comme l’a dit Damián Verzeñassi, le désastre sanitaire était déjà largement entamé…

[1] Christopher Portier est un scientifique de renommée internationale aujourd’hui retraité. Dans sa déclaration de conflit d’intérêts, il a signalé qu’il travaillait à temps partiel pour l’Environmental Defense Fund, une ONG écologiste de Washington.

[2] Le premier travaille à l’Université de Birmingham, le second chez ADAMA, un fabricant de pesticides.

Notes du chapitre 3

[i] Intitulée « Quelques pesticides et herbicides organophosphorés », la monographie a évalué, outre le glyphosate (p. 331-412), le malathion, le parathion, le diazinon et le tetrachlorvinphos (elle est accessible à l’adresse <frama.link/53CuaDyZ>).

[ii] Entretien de l’auteure avec Vincent Cogliano, Lyon, 10 février 2010.

Un virus made in China, avec la complicité des Etats-Unis?

Onze mois se sont écoulés depuis que j’ai terminé l’écriture de ce livre. Et un constat s’impose : les inquiétudes exprimées par les scientifiques, tout au long de ces pages, se sont confirmées. Comme le soulignait le professeur David Brook (voir chapitre 6), le virus SARS-CoV-2 « est désormais présent partout dans le monde » et tout indique qu’effectivement « nous ne pourrons jamais nous en débarrasser ». En d’autres termes : il va falloir apprendre à vivre avec le coronavirus qui, comme tous les virus à ARN (grippe, sida, etc.), présente une extraordinaire capacité à muter et à se recombiner. De- puis son émergence, le virus défie les autorités sanitaires, en enchaînant les variants et relançant à chaque fois une nouvelle vague épidémique : le variant alpha, identifié en Angleterre, puis le bêta originaire d’Afrique du Sud, suivi du gamma brésilien, puis du delta indien à partir du printemps 2021. Pas besoin d’une boule de cristal pour prédire que d’autres suivront.

Même si, près de deux ans après le début de la pandémie, beaucoup reste à apprendre sur ses origines et ses effets, plusieurs des hypothèses majeures et des pistes évoquées par mes interlocuteurs dans ce livre ont été largement confirmées et il m’a paru important d’en proposer ici un bref « état des lieux » accompagnant cette réédition.

L’hypothèse de la biodiversité est confirmée

Au moment où Serge Morand écrivait sa préface, le 30 novembre 2020, plus de 60 millions de personnes avaient été officiellement infectées dans le monde et près d’1,5 million en étaient décédées. Le 23 octobre 2021, selon les données fournies par l’université Johns Hopkins, le nombre des personnes contaminées s’élevait à plus de 240 millions et, en dix-huit mois, la covid-19 a fait près de 5 millions de victimes. Pas l’ombre d’un doute, nous avons bien affaire à une pandémie, plus meurtrière qu’une « grippette », puisque son taux de létalité1 est d’environ 2 % – soit vingt fois plus que celui d’une «banale» grippe saisonnière, qui tue quand même entre 290000à 650 000 humains chaque année. Notons que les données de Johns Hopkins peuvent être

1 Nombre de décès rapporté au nombre total des infections, à distinguer du taux de mortalité, qui désigne le nombre de décès rapporté à toute la population.

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sous-évaluées, puisqu’il est fort probable que le nombre de personnes infectées dans le monde soit bien supérieur, en raison d’un nombre élevé de cas asymptomatiques, par définition difficiles à quantifier ; ce qui pourrait signifier que le taux de létalité du SARS-CoV-2 est en fait plus bas. Mais si l’on s’en tient au bilan officiel, on peut dire que le taux de létalité de la pandémie de covid-19 est similaire à celui de la « grippe espagnole », estimé à 2,5 %. Laquelle a tué, selon les sources, de 50 à 100 millions de personnes entre mars 1918 et juillet 2021, sur une population mondiale totale de 1,8 milliard (contre 7,7 milliards aujourd’hui). On le voit : le bilan du virus H1N1 au lendemain de la Grande Guerre fut bien plus sévère que celui du SARS-CoV-2. La différence, dont on ne peut que se réjouir, tient à l’extraordinaire capacité de contagion et à l’extrême pathogénicité de la souche grippale, qui a tué dans certaines contrées du monde (comme en Inde) jusqu’à 50 % des personnes contaminées, majoritairement âgées de vingt à trente-cinq ans. C’est là une autre différence notoire avec le coronavirus, qui épargne généralement les jeunes – pour la plupart asymptomatiques –, sauf s’ils présentent des facteurs de comorbidité, désormais bien identifiés : obésité, diabète, hypertension, maladies chroniques et auto-immunes.

Depuis que mon livre est sorti en février 2021, j’ai donné de multiples interviews et fait de nombreuses conférences. Et je dois dire que le chapitre 5, intitulé « Les maladies non transmissibles : l’hypothèse de la biodiversité », a particulièrement retenu l’attention de mes interlocuteurs et lecteurs (50 000 à ce jour). Onze mois plus tard, les données confirment ce que les scientifiques avaient alors prudemment avancé : contrairement aux craintes exprimées régulièrement dans la presse, il n’y a pas eu d’hécatombe en Afrique, notamment dans les zones rurales, présentant une riche biodiversité. J’ai pu le constater de mes propres yeux, lorsque je me suis rendue au Gabon en avril 2021, pour tourner le documentaire qui accompagnera mon livre. J’y ai rencontré (physiquement !) le virologue Gaël Maganga (voir chapitre 3), que j’ai suivi aux fins fonds de la forêt tropicale qui recouvre plus de 90 % du pays. Je n’oublierai jamais les milliers de chauves-souris que nous avons filmées dans une grotte, après dix heures de route sur des pistes défoncées, puis deux heures de marche en pleine jungle. Le chercheur de Franceville y traque régulièrement le virus Ébola, dont le taux de létalité peut atteindre 90 % – selon les souches –, mais aussi les coronavirus. « Dans mon laboratoire, nous

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avons identifié deux coronavirus qui font partie de la même famille que le SARS-CoV- 2, celle des béta-coronavirus, m’a-t-il expliqué. Ils ne sont pas dangereux pour les humains, mais peuvent leur conférer une immunité partielle, lors d’une exposition à travers des animaux sauvages ou domestiques qui ont été en contact avec les chauves-souris. »

Lors de ce voyage, nous avons aussi filmé dans un village de chasseurs, du côté de Lastourville, où les autorités coutumières et les familles ont évoqué la covid-19 comme une lointaine maladie qui « frappe les pays riches ». De fait, le Gabon enregistrait, au moment où j’écris ces lignes, 34 000 personnes infectées – principalement dans la capitale Libreville, mais aussi à Franceville – avec 213 morts pour une population de 2 millions d’habitants. Si on se fonde sur les données de l’université Johns Hopkins, le taux de mortalité de la covid-19 y était de 0,01 % (ou 10 morts pour 100 000 habitants), et le taux de létalité de 0,6 %. « C’est très faible, m’a commenté Gaël Maganga, ce qui confirme l’hypothèse de la biodiversité : les villageois gabonais sont protégés par leur contact permanent avec un environnement très bio-divers, que ce soit en termes de végétation, d’animaux sauvages ou domestiques, ou de microbes et parasites de toutes sortes. Dans les zones rurales, le problème ce n’est pas la covid-19, mais le paludisme, qui continue de tuer beaucoup de mes concitoyens… »

Même constat en Thaïlande, où je devrai pouvoir enfin rencontrer Serge Morand à la fin décembre 2021 (le tournage dans ce pays a été maintes fois repoussé, en raison de la quinzaine imposée à tous les visiteurs, ce qui est rédhibitoire pour une maison de production). L’écologue de la santé confirme lui aussi l’« hypothèse de la biodiversité » : fin octobre 2021, la Thaïlande, qui compte 70 millions d’habitants, enregistrait 1 850 000 personnes infectées et 18 000 morts. Le taux de morbidité de la covid-19 y était donc de 0,026 % (26 morts pour 100 000 habitants) et son taux de létalité de 0,9 %. Lors de notre tournage dans le district de Tha Wang Pha (province de Nan), où Serge Morand a installé un laboratoire, nous avons prévu de filmer une intervention du docteur Kittipong Chaisiri destinée aux ossomos, les volontaires en charge de la santé commu- nautaire. Le parasitologue thaïlandais atteste l’effet protecteur de l’exposition précoce aux oxyures, ainsi que l’efficacité des recommandations gouvernementales : « Ne pas déparasiter systématiquement, notamment les enfants, pour que leur système immuni-

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taire soit renforcé. » Lors d’une conversation téléphonique en octobre 2021, Serge Morand a aussi évoqué des études à paraître qui montrent que le taux de morbidité de la covid-19 dans les pays caractérisés par une forte prévalence du paludisme est très bas : « Tout indique, m’a-t-il expliqué, que l’exposition au paludisme confère une immunité croisée et un effet protecteur, dont les mécanismes n’ont pas encore été mis au jour. » En attendant, une chose est sûre : en Thaïlande (comme au Gabon), les cas sévères de covid-19 ont surtout été enregistrés dans les grandes villes, principalement à Bangkok, où le microbiote des habitants souffre des mêmes déficiences que celui de leurs congénères d’Atlanta, de Mexico ou de Rio de Janeiro.

L’obésité est le premier facteur de risque

Dans le chapitre 6, Erik Karlsson, virologue à l’Institut Pasteur du Cambodge, nous a expliqué comment « l’obésité accroît la vulnérabilité aux virus », en provoquant une perturbation de la réponse antivirale, « en raison d’un état inflammatoire chronique qui inhibe le système immunitaire ». Avec ses collègues du St. Jude Children’s Research Hospital, il a montré que « les sujets en surpoids ont un risque accru de développer une forme sévère de la grippe ». Ce constat vaut aussi clairement pour la covid-19. De fait, les pays qui enregistrent une surmortalité sont aussi ceux où le taux d’obésité, tant chez les adultes que chez les enfants, est le plus élevé. On pense bien sûr aux États-Unis, où 39,6 % des adultes sont obèses et 18,5 % des enfants de deux à dix-neuf ans. Fin octobre 2021, la première puissance mondiale enregistrait 740 000 morts, pour une popu- lation de 330 millions d’habitants. Dans un article publié en septembre 2021, le Washington Post calculait qu’un Américain sur cinq cents est décédé à cause du coronavirus, en soulignant que les victimes étaient majoritairement des « personnes de couleur », Afro-Américains ou Latino-Américains : « La pandémie a mis en évidence des siècles de différences sociales, environnementales, économiques et politiques qui érodent la santé et raccourcissent la vie des personnes de couleur, les exposant à un risque plus

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élevé de maladies chroniques qui rendent leur système immunitaire vulnérable au coronavirus2. » En cause, bien évidemment, la malbouffe qui sévit d’abord dans les communautés les plus pauvres des États-Unis, lesquelles vivent aussi dans des environnements bétonnés, avec un accès aux soins très limité.

Même tableau au Mexique, qui présente le record mondial pour l’obésité infantile (31 %) et la deuxième place pour les adultes (27 %). Avec un bilan de 286 000 morts, le pays affichait le même taux de mortalité (0,2 %) que son grand voisin du Nord, qui a exporté chez lui un modèle agricole et alimentaire désastreux. En mars 2021, je suis allée filmer avec mon équipe Gerardo Suzán (voir chapitre 4), qui a pointé du doigt l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA) signé en 1992 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique : « Les produits subventionnés de l’industrie agroalimentaire états-unienne ont envahi mon pays, a déploré l’écologue de la santé. Cela a provoqué la faillite de millions de petits paysans et la transformation brutale des habitudes alimentaires. En termes de santé publique, cela s’est traduit par une explosion de la malnutri- tion, de l’obésité et du diabète, qui sont des facteurs de comorbidité de la covid-193. » Spécialiste de l’effet dilution, Gerardo Suzán aimerait conduire une étude dans les communautés indigènes, par exemple de Oaxaca, qui ont résisté à l’invasion de la malbouffe et qui vivent dans un environnement riche en biodiversité, « pour voir si elles ont moins souffert de la covid-19, ce qui confirmerait l’hypothèse de la biodiversité, y compris alimentaire ».

L’obésité, qui frappe 1,4 milliard de personnes dans le monde, n’épargne pas bien sûr les pays européens. En France, le taux ne cesse de croître pour atteindre aujourd’hui 17 % des adultes. Fin octobre 2021, le pays de la gastronomie dénombrait 118 000 morts de la covid-19, avec un taux de mortalité de 0,17 %, soit 170 décès pour 100 000 habitants, soit sept fois plus qu’en Thaïlande à population presqu’égale (68 millions d’habitants contre 70). Dans l’Allemagne voisine, qui compte 83 millions d’habitants, dont

2 Dan KEATING, « The pandemic marks another grim milestone : 1 in 500 Americans have died of covid-19 », The Washington Post, 15 septembre 2021.

3 Pour plus d’informations sur l’impact de l’ALENA au Mexique, lire mon livre ou voir mon film Les Moissons du futur (2012). J’ai aussi réalisé un documentaire intitulé Les Déportés du libre échange (disponible en DVD).

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24 % d’adultes obèses, le nombre des victimes s’élevait à 95 000, soit un taux de mortalité de 0,11 % (111 morts pour 100 000 habitants). Comment expliquer cette différence ? Très certainement par le nombre de lits de réanimation dont disposent les deux pays : d’après l’INSEE, la France en compte 6 pour 1 000 habitants, contre 8 Outre- Rhin. C’est pourquoi lors de la première vague, l’Allemagne a accepté de prendre en charge des patients que les hôpitaux français ne pouvaient pas accueillir…

Le virus s’est peut-être échappé du laboratoire P4 de Wuhan

« Élucider les origines du SARS-CoV-2 est crucial pour mieux faire face à l’épidémie actuelle et réduire les risques de futures pandémies. Malheureusement, plus d’un an après l’apparition des premiers cas, les origines de la pandémie sont toujours inconnues. » Voilà ce qu’écrivaient en mars 2021 une trentaine de scientifiques dans une lettre ouverte publiée conjointement par le Wall Street Journal et Le Monde, où ils appelaient à une « enquête indépendante sur l’origine de la pandémie en Chine4 ». Et deux ans après son apparition dans la ville de Wuhan, on ne savait toujours pas comment le SARS-CoV-2 avait émergé.

Pour le premier SARS, apparu également en Chine en 2003, une équipe de l’université de Hongkong avait identifié exactement le même coronavirus dans des civettes palmistes masquées, qui avaient servi d’hôtes intermédiaires entre les chauves-souris rhinolophes et les humains (voir chapitre 2). Rien de tel pour la covid-19. Rapidement évoquée, la piste du pangolin a été définitivement abandonnée. Depuis, de nouveaux éléments ont conduit à envisager sérieusement une fuite accidentelle du laboratoire P4 (comme pathogène de classe 4) de l’Institut de virologie de Wuhan, qui a été créé en 1956 sous la houlette de l’Académie chinoise des sciences. En 2003, au moment où le premier SARS défrayait la chronique, l’Institut a décidé d’y installer un laboratoire de

4 Les auteurs comprenaient Jamie Metzl, membre du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche sous l’administration Clinton et ancien collaborateur de Joe Biden, les virologues Bruno Canard et Étienne Decroly, ou les généticiens Jean-Michel Claverie et Virginie Courtier (Stéphane FOUCART, « Covid-19 : des scientifiques appellent à une enquête indépendante sur les origines de la pandémie en Chine », Le Monde, 4 mars 2021).

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haute sécurité, avec la collaboration de la France. Une partie de son personnel s’est formée dans un laboratoire similaire à Lyon5. Finalement, pour des raisons notamment de sécurité, la France s’est retirée du projet, mais le P4 a ouvert ses portes officiellement en 2015 6. Sa direction a été confiée à la virologue Shi Zhengli, surnommée « Batwo- man » (la femme chauve-souris), car c’est elle qui avait déterminé que le réservoir du SARS était un chiroptère. À cette époque, la scientifique chinoise collaborait avec EcoHealth Alliance, fondée par l’Anglo-Américain Peter Daszak dans le cadre du programme PREDICT (voir chapitre 1). En février 2020, celle que les Chinois ont surnommée « Lady of Evil » (la dame du mal) en raison des soupçons qui pèsent sur son laboratoire, a révélé dans Nature qu’elle avait trouvé dans la virothèque constituée avec EcoHealth Alliance un virus proche à 96 % du SARS-CoV-27. Celui-ci provenait de prélèvements effectués en 2012 dans une mine de cuivre désaffectée, peuplée de chauves-souris et où six mineurs avaient succombé à une pneumonie sévère aux symp- tômes très proches de ceux de la covid-19. Dès lors, comment expliquer que l’Institut de Wuhan ait mis hors ligne, dès septembre 2019, toutes les bases de données issues de ses recherches dans le P4 ? Ce qui revenait à entraver sérieusement toute recherche ultérieure sur les liens éventuels entre le virus de 2012 et celui de 2019.

Ce manque de transparence a suscité bien des rumeurs, d’autant plus légitimes que Shi Zhengli et ses partenaires américains pratiquent ce que les virologues appellent le « gain of function » (« acquisition de fonction »). Cette technique très controversée consiste à manipuler des virus en laboratoire pour augmenter leur pathogénicité ou leur transmissibilité, au motif que cela pourrait servir à préparer rapidement des vaccins ou traitements le jour où l’agent pathogène sortirait naturellement du bois. On retrouve ici les arguments brandis par les promoteurs des programmes PREDICT et Global Virome (voir conclusion), qui s’inscrivent dans la démarche très lucrative de la preparedness (voir chapitre 1).

5 Il s’agit du laboratoire P4 Jean Mérieux, financé en partie par la Fondation Mérieux et géré par l’INSERM.

6 Lire et écouter l’émission de Philippe RELTIEN, « Le laboratoire P4 de Wuhan ; une histoire fran- çaise », France Culture, 17 avril 2020, <s.42l.fr/8T6n12wi>.

7 Peng ZHOU, Shi ZHENGLI et al., « A pneumonia outbreak associated with a new coronavirus of probable bat origin », Nature, vol. 579, n° 7798, mars 2020, p. 270-273.

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Le premier à avoir pratiqué l’« acquisition de fonction » est Ron Fouchier, un professeur de microbiologie du centre médical Erasmus de Rotterdam (Hollande). En septembre 2011, il a annoncé lors d’une conférence européenne sur la grippe à Malte qu’il avait fabriqué un virus de grippe aviaire à partir d’un virus H5N1, très mortel, dans lequel il avait ajouté trois nucléotides d’un virus H1N1, très transmissible. Dans le chapitre 1, j’ai raconté l’incroyable panique qu’avait déclenchée un épisode de grippe H5N1 déclaré dans un élevage intensif de poulets à Séoul. Finalement l’« épidémie » n’avait fait qu’une centaine de victimes dans le monde. « Le H5N1 ne saute jamais d’homme à homme, m’a expliqué Benjamin Roche lors de notre entretien du 26 mai 2020. En 2003, les victimes étaient des ouvriers agricoles qui avaient été en contact direct avec des poulets infectés ; la plupart sont morts. C’est toute la différence avec la grippe aviaire-porcine H1N1, beaucoup moins pathogène mais qui, grâce à son adaptation aux cochons, se transmet facilement de mammifères à mammifères, donc d’humains à humains. Pour faire son “exploit”, Ron Fouchier a utilisé des furets, qui constituent un modèle expérimental parfait pour la grippe. » De fait, comme le rapporte l’historien et philosophe Frédéric Keck dans un excellent article publié en 2015, « le furet est, avec l’homme, le seul mammifère à éternuer quand il est infecté » par la grippe : « Le microbiologiste hollandais avait infecté un furet avec le virus mutant. Il avait ensuite prélevé des échantillons nasaux sur ce furet qu’il avait transférés à un autre furet, répétant dix fois la même opération dite de « passaging ». Au bout de la dixième génération, le virus H5N1 s’était adapté à l’organisme du mammifère, de telle sorte que deux furets mis dans deux cages adjacentes se transmettaient le virus H5N1 par simple voie aérienne8. » Et en mouraient…

Au même moment, un biologiste de l’université de Tokyo, Yoshihiro Kawaoka, parvenait aux mêmes résultats en combinant sur sa paillasse les virus H5N1 et H1N1, de manière à créer un agent grippal à la fois hautement pathogène et transmissible. Publiées dans Nature et Science, ces deux « innovations » avaient provoqué un tollé international, y compris dans la communauté des biologistes, en raison des risques d’échappée accidentelle des laboratoires. De fait, cette inquiétude est tout à fait fondée, ainsi que l’ont montré Marc Lipsitch et Alison Galvani, épidémiologistes à l’université de Harvard et

8 Frédéric KECK, « L’alarme d’Antigone », Terrain, vol. 64, 2015, p. 3-19.

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de Yale. Dans une étude publiée en 2014 dans PLoS Medicine, ils citent un rapport confidentiel rapportant qu’« aux États-Unis, entre 2004 et 2010, la proportion d’accidents en P3 (9), par laboratoire et par an, était de 0,2 %, ce qui signifie que des pathogènes mutants étudiés dans dix laboratoires sur dix ans auraient 20 % de chance d’en échapper10 ». Et les deux chercheurs de conclure que rien ne pouvait justifier la création de virus pathogènes en laboratoire, car le risque de fuite accidentelle était supérieur à celui de leur apparition dans la nature. En décembre 2013, cinquante-six scientifiques, dont trois prix Nobel, adressaient une lettre à la Commission européenne reprenant cette argumentation. « Le problème, c’est que l’étude de Fouchier était financée par l’Union européenne, a taclé Benjamin Roche. Quant à l’hypothèse que ce genre de manipulation pourrait servir à créer un vaccin, c’est carrément du bullshit [une connerie], car la probabilité que le mutant créé en laboratoire émerge un jour quelque part est quasiment nulle. Ce genre d’innovation ne sert pas à grand-chose, sauf à montrer que les scientifiques peuvent être des gens très irresponsables… »

En attendant, concernant le SARS-CoV-2, l’énigme qui interpelle les experts indé- pendants est sa très haute capacité de transmission entre humains. Dans le chapitre 2 de ce livre, le professeur Malik Peiris, de l’Institut Pasteur de Hongkong, rappelait que le coronavirus de 2003 « était très différent de celui de la covid-19, qui est contagieux avant même que les personnes ne développent des symptômes et le reste quelques jours après les premiers symptômes. De ce point de vue, on peut dire que le SARS-CoV-2 se comporte comme le virus de la grippe, ce qui rend son contrôle plus difficile »…

Les silences et conflits d’intérêt de Peter Daszak

« Tant que nous ne saurons pas ce que contenaient les congélateurs du laboratoire P4 de Wuhan, les types de manipulations de virus pratiquées, la liste des accidents répertoriés, nous ne pouvons raisonnablement exclure la piste de l’accident par infection involontaire et à son insu d’une personne travaillant dans le P4 », écrivait très justement

9 Un laboratoire P3 est une installation confinée dans laquelle sont analysés des agents pathogènes dits de « classe 3 », qui peuvent provoquer des maladies graves chez les humains, pour lesquelles il existe des mesures préventives efficaces et un traitement (comme la tuberculose ou le sida). C’est la

différence avec les agents pathogènes étudiés dans les P4. 10

Marc LIPSITCH et Alison GALVANI, « Ethical alternatives to experiments with novel potential pan-

demic pathogens », PLoS medicine, vol. 11, n° 5, 2014.

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Serge Morand dans la préface de ce livre. Et de citer « la culture de secret des laboratoires de virologie de haute sécurité, le manque de transparence et les conflits d’intérêts » qui constituent de puissants freins à la manifestation de la vérité. Quand on lit ces lignes, on pense bien évidemment à l’Institut de Wuhan et à ses tutelles chinoises, mais beaucoup moins à ses partenaires américains, dont Peter Daszak, avec qui la « Batwoman » a signé nombre d’articles scientifiques depuis le début des années 201011.

« N’oublions pas que EcoHealth Alliance, dans le cadre de PREDICT, finance une partie des travaux du P4, qui pratique du gain of function sur des coronavirus, m’a dit l’Américain Bruce Wilcox, qui vit en Thaïlande (voir chapitre 3), lors de notre entretien le 8 juin 2020. Peter sait très bien ce qui s’est passé dans ce laboratoire… Si le SARS- CoV-2 était un virus de chauve-souris non manipulé, pourquoi les autorités chinoises auraient-elles interdit l’accès aux archives du P4 ? De plus, ce virus présente une capacité de transmission aux humains inhabituelle pour un coronavirus. Donc, la probabilité qu’il se soit échappé du P4 est extrêmement haute. D’ailleurs, l’article que Peter a cosigné dans The Lancet en mars dernier peut être interprété comme une tentative de se protéger… » À l’époque, quand Bruce Wilcox avait prononcé ces mots, je m’étais dit qu’il y allait un peu fort. Mais des révélations postérieures tendent à prouver qu’il avait raison.

Reprenons les faits : le 7 mars 2020, vingt-sept scientifiques, dont Denis Carroll, co- fondateur du programme Global Virome Project (voir la conclusion), et Peter Daszak, qui apparaît comme le cinquième auteur, signent une « déclaration en soutien aux scientifiques et professionnels de la santé de Chine qui combattent la covid-1912 ». Quand on sait le manque de transparence des autorités chinoises, on ne peut être que surpris par le ton pour le moins déférent de ce texte : « Nous avons observé comment les scientifiques et les professionnels de santé publique de Chine ont travaillé avec diligence et efficacité pour identifier rapidement l’agent pathogène responsable de cette épidémie, mettre en place des mesures significatives pour réduire son impact et partager leurs résultats en

11 Comme cet article, cosigné par dix-neuf scientifiques chinois, dont Shi Zhengli, et Peter Daszak : Xing-Yi GE et al., « Isolation and characterization of a bat SARS-like coronavirus that uses the ACE2 receptor », Nature, vol. 503, 30 octobre 2013, p. 535-538.

12 Charles CALISHER et al., « Statement in support of the scientists, public health professionals, and medical professionals of China combatting covid-19 », The Lancet, 7 mars 2020.

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toute transparence avec la communauté scientifique mondiale. Cet effort est vraiment remarquable » (sic). Et d’ajouter, sans peur du ridicule : « Le partage rapide, ouvert et transparent des données sur cette épidémie est maintenant menacé par des rumeurs et de fausses informations sur son origine. Nous sommes solidaires pour condamner ferme- ment ces théories conspirationnistes qui suggèrent que la covid-19 n’est pas d’origine naturelle. » Fin 2020, cet article avait été téléchargé 75 000 fois et représentait l’une des publications les plus populaires pour son éditeur. À la fin de la déclaration, les auteurs affirment qu’ils n’ont pas de conflits d’intérêt. Mais la réalité est tout autre.

C’est ce qu’a révélé l’ONG étatsunienne US Right to Know (URK), dont la spécialité est de recourir au Freedom of Information Act, une loi qui permet d’obtenir la déclassi- fication de documents administratifs dès lors que les activités concernées sont en partie financées par de l’argent public – c’est ainsi que URK avait eu accès à des centaines de milliers de rapports, courriels et documents internes de Monsanto, dans l’affaire du gly- phosate13. Dans un article publié en ligne le 18 novembre 2020, l’ONG démontre, do- cuments à l’appui, que la déclaration du Lancet a été « organisée par des salariés de EcoHealth Alliance, qui a reçu des millions de dollars d’argent public pour manipuler génétiquement des coronavirus avec des scientifiques de l’Institut de virologie de Wu- han14 ». Par ailleurs, elle souligne que EcoHealth Alliance n’apparaît qu’une seule fois dans le journal britannique, associé au « co-auteur Peter Daszak », alors que trois autres cosignataires « ont des liens directs avec l’organisation ». Enfin, elle dévoile que l’au- teur principal de la fameuse déclaration n’est autre que Peter Daszak, ainsi que le prou- vent plusieurs courriels, accessibles sur le site d’URK. Dans l’un d’entre eux, adressé à la virologue Linda Saif, l’une des signataires, Daszak demande que le texte « ne soit pas identifiable comme provenant d’une organisation ou d’une personne », mais comme une « simple lettre de scientifiques de renom », car il veut « éviter l’apparence d’une décla- ration politique15 ». Et l’Anglo-Américain de préciser son objectif : « Le point de vue

13 J’avais présenté ces « Monsanto papers » dans mon film et livre Le Roundup face à ses juges, La Découverte, Paris, 2017.

14 Sainath SURYANARAYANAN, « EcoHealth Alliance orchestrated key scientists’ statement on “nat- ural origin” of SARS-CoV-2 », US Right to Know, 18 novembre 2020, <s.42l.fr/-tkq1D6S>.

15 Courriel de Peter Daszak à Linda Saif, 6 février 2020, <s.42l.fr/NNgPyxCh>.

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des experts est qu’il n’y a actuellement aucune preuve que le virus a été manipulé géné- tiquement pour pouvoir se propager plus rapidement parmi les humains. » Dans une autre série de courriels déclassifiés, on découvre aussi que « plusieurs scientifiques qui ont signé une déclaration niant que le SARS-CoV-2 ait pu être fabriqué dans un labora- toire reconnaissent en privé que cette origine est possible16 ».

Dans les échanges de courriels, où perce une inquiétude sourde, le débat porte essen- tiellement sur la présence dans le SARS-CoV-2 d’une séquence de quatre acides aminés – appelée « site de clivage de la furine » (SCF) – qui normalement n’existe pas dans les béta-coronavirus/ligne B, dont fait partie le virus de la covid-19. Or, ce SCF favorise l’infection des cellules humaines. D’où l’hypothèse qu’il ait été inséré intentionnelle- ment dans le génome du virus. Dans un courriel, daté du 21 février 2020, la microbio- logiste Susan Weiss termine par ces mots : « C’est effrayant de penser qu’il ait pu être manipulé génétiquement. » Cela n’empêchera pas la scientifique de cosigner, cinq jours plus tard, un article dans Emerging Microbes & Infections, niant catégoriquement cette possibilité17…

Du Pentagone à l’OMS

Reste qu’une chose est sûre : les services secrets américains étaient au courant des travaux pas très transparents conduits par EcoHealth Alliance à l’Institut de virologie de Wuhan. C’est ainsi que le président Trump, qui se démenait alors contre le « virus chi- nois », a piqué une grosse colère. Le 24 avril 2020, il annonçait tambour battant que la subvention du National Health Institute à EcoHealth Alliance, qui s’élevait à 3,7 mil- lions de dollars annuels (sur cinq ans) était supprimée ! Aussitôt, les grands médias état- suniens, CNN en tête, prenaient la défense de Peter Daszak, qui vaillamment défendait son job : « Empêcher les virus de faire du mal aux Américains en les confiant à ceux qui conçoivent des vaccins et des traitements18. » Quatre mois plus tard, l’aide était rétablie,

16 Shannon MURRAY, « Scientists who authored article denying lab engineering of SARS-CoV-2 privately acknowledged possible lab origin, emails show », US Right to Know, 11 août 2021, <s.42l.fr/INa_zU_P>.

17 Shan-Lu LIUI et al., « No credible evidence supporting claims of the laboratory engineering of SARS-CoV-2 », Emerging Microbes & Infections, 26 février 2020.

18 Kim HJELMGAARD, « What about covid-20 ? U.S. cuts funding to group studying bat corona- viruses in China », USA Today, 9 mai 2020.

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sûrement aussi sur les conseils des mêmes services secrets. Car contrairement à ce qu’in- dique le site Web d’EcoHealth Alliance, qui a le statut d’organisation non gouverne- mentale, les travaux de Peter Daszak et de ses collègues ne sont pas financés exclusive- ment par des institutions de santé publique des États-Unis, mais pour plus de moitié par le Pentagone. C’est ce qu’a révélé le journal Independent Science News, en fournissant la liste des « contrats » et « subventions » émanant d’institutions militaires, soit 39 mil- lions de dollars (sur un total de 61 millions) de 2013 à 202019. Dans l’article de Sam Husseini, on découvre aussi que le « conseiller politique » d’EcoHealth Alliance est un certain David Franz, qui dirigea Fort Detrick, une institution militaire spécialisée dans la guerre biologique et la biosécurité. Et voilà comment nous nous retrouvons dans le premier chapitre de ce livre…

Pourtant, malgré ses accointances militaires, Peter Daszak a fait parfois chou blanc, ainsi que l’a révélé le collectif DRASTIC20, qui réunit depuis février 2020 une trentaine de chercheurs internationaux enquêtant sur les origines du SARS-CoV-2. Grâce à un lanceur d’alerte, DRASTIC a eu accès à une demande de subvention d’EcoHealth Al- liance auprès de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), qui dépend du Pentagone (voir chapitre 1). Le projet de recherche, développé avec l’Institut de vi- rologie de Wuhan, s’inscrivait clairement dans le gain of function, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins que de créer en laboratoire des coronavirus chimériques, hautement pathogènes pour les humains, dans le but de créer un vaccin universel contre tous les types de coronavirus. DRASTIC a d’ailleurs suggéré que le SARS-CoV-2 était un vac- cin en préparation21. Le projet a été retoqué par la DARPA… Pour André Goffinet, pro- fesseur à l’Institut de neuroscience de Louvain (Belgique), membre du collectif, l’hypo- thèse d’une fuite accidentelle d’un virus modifié dans le P4 de Wuhan est l’explication

19 Sam HUSSEINI, « Peter Daszak’s EcoHealth Alliance has hidden almost $40 million in Pentagon

funding and militarized pandemic science », Independent Science News, 16 décembre 2020; pour la liste

de contrats, voir : « Spending by transaction », USASpending.gov, <s.42l.fr/hG-durY3>. 20

21 « How EcoHealth Alliance and the Wuhan Institute of Virology collaborated on a dangerous bat coronavirus project : “The DARPA DEFUSE Project” », DRASTIC Research, 20 septembre 2021, <s.42l.fr/vEQ1bZ0P>.

Pour Decentralized Radical Autonomous Search Team Investigating Covid-19 (équipe de re-

cherche autonome radicale décentralisée enquêtant sur la covid-19).

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« la plus plausible22 » de la pandémie qui bouleverse le monde depuis le début 2020. Pendant tout ce temps, l’aura internationale de Peter Daszak lui a permis d’accéder à des postes-clés au sein des principales institutions internationales. En juillet 2020, il est nommé coordinateur de l’atelier sur « la biodiversité et les pandémies » mis en place par l’IPBES (voir chapitre 3). Publié en octobre 2020, son rapport élude purement et sim- plement l’hypothèse d’un accident de laboratoire. En septembre 2020, The Lancet nomme Daszak à la tête d’une commission mise en place pour investiguer sur l’origine de la pandémie. Et puis, début 2021, il se retrouve parmi les dix experts désignés par l’Organisation mondiale de la santé et le gouvernement chinois pour « enquêter » à Wu- han sur l’origine du SARS-CoV-2. Cette mission, qui a rendu ses conclusions le 9 fé- vrier 2021, a été fortement critiquée pour son manque d’impartialité et le périmètre très restreint de son mandat. Comme on pouvait s’y attendre, ses experts ont écarté d’un revers de main l’hypothèse d’un accident de laboratoire, au profit d’une thèse chinoise, qui prétend que le coronavirus a été introduit à Wuhan par le biais de produits surgelés importés… Mais pour l’ambitieux Anglo-Américain, le vent semble avoir commencé à tourner : en octobre 2021, il a été finalement écarté de la commission du Lancet sur l’origine du coronavirus. Dans un article publié par le British Medical Journal, le jour- naliste Paul Thacker explique que son éviction est due à « une accumulation de preuves que Daszak n’a pas toujours été franc sur sa recherche et ses liens financiers avec l’Ins- titut de virologie de Wuhan. Il est maintenant sous haute surveillance de la part des

scientifiques, des médias et du Congrès des États-Unis23 ».

« Une gestion à court-terme de la crise sanitaire »

« Toute cette histoire est lamentable », a soupiré Serge Morand, quand en oc- tobre 2021 nous avons échangé sur ce qui était peut-être en passe de devenir l’« affaire Daszak ». Et l’écologue de la santé d’ajouter : « La biosécurité est définitivement une impasse, qui nous détourne des vraies solutions. Malheureusement, si l’hypothèse de la fuite du P4 de Wuhan est officiellement confirmée, ce sera du pain bénit pour ceux qui

22 Cité par Manon AUBLAN, « Coronavirus : qu’est-ce que “DRASTIC”, le collectif indépendant qui en- quête sur l’origine de l’épidémie ? », 20 Minutes, 29 mars 2021.

23 Paul THACKER, « Covid-19 : Lancet investigation into origin of pandemic shuts down over bias risk », British Medical Journal, 1er octobre 2021.

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veulent que le monde continue de tourner comme avant. » De fait, plus on dépensera d’argent pour étudier les virus zoonotiques dans des laboratoires P4, plus le risque qu’ils s’échappent accidentellement est élevé ; et moins nos gouvernements seront encouragés à prendre les mesures qui permettent de préserver la biodiversité et donc, de protéger efficacement la santé planétaire. Ce sentiment est partagé par Richard Ostfeld et Felicia Keesing, que j’ai filmés en train de traquer les tiques dans les forêts de l’État de New York en septembre 2021, ou par Rodolphe Gozlan, que j’ai accompagné dans le parc amazonien de Guyane en mars 2021. À l’unisson, ils déplorent une « gestion à court terme de la crise sanitaire », qui « hormis les vaccins n’a rien à proposer pour réduire les facteurs écologiques de l’émergence de maladies infectieuses ». Quant à Serge Mo- rand, il interprétait en octobre 2021 l’avènement des passes sanitaires et l’injonction coercitive à la vaccination comme une confirmation des dérives de la biosécurité : tou- jours plus de contrôle des animaux et des humains, plutôt qu’une vision holistique et à long terme de la santé, qui ne soit pas fondée sur la « guerre aux agents pathogènes » mais sur la collaboration entre tous les organismes vivants contribuant à l’équilibre de notre « maison commune ».

« Le monde d’après ressemble au monde d’avant », a aussi regretté le professeur Ja- kob Zinnstag, que je devrais filmer en Éthiopie au début de l’année 2022, où il conduit un programme « One Health » exemplaire. « Espérons que ton livre contribuera à éveil- ler les consciences des citoyens et des politiques ! » Je l’espère aussi sincèrement.

Pour finir, je voudrais remercier tous ceux et celles qui ont pris la peine de m’écrire une lettre ou un courriel, après la lecture de mon livre. Comme le professeur Didier Sicard, ancien chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin, qui a présidé le Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008. Datée du 10 février 2021, sa mis- sive commençait par ces mots, qui m’ont mis du baume au cœur : « Bravissimo… Je suis bluffé par votre ouvrage La Fabrique des pandémies. Je l’ai lu d’un trait avec l’émo- tion d’un lecteur qui non seulement partage totalement vos réflexions mais découvre que ses intuitions étaient fondées. L’écriture en est lumineuse, simple, intelligente, tel- lement plus que la plupart des articles scientifiques souvent pénalisés par leur com-

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plexité. C’est un ouvrage fondateur d’une vraie réflexion humaniste et porteur d’un fu- tur aussi passionnant qu’inquiétant24… » Du coup, nous nous sommes rencontrés, car il a accepté de tourner une petite vidéo appelant à soutenir la production du film qui ac- compagnera ce livre25. Et comme d’autres lecteurs et lectrices, il m’a demandé des nou- velles de mon père, qui a rejoint ma mère fin février 2021. C’est donc à mes chers pa- rents que je dédie l’édition poche de ce livre.

24 On peut lire l’intégralité de la lettre sur mon blog : « Le soutien “inconditionnel” du prof. Didier Sicard à La Fabrique des pandémies », blog.m2rfilms.com, <s.42l.fr/vaftWfMF>.

25 Si tout se passe bien, le film est programmé le 22 mai 2022, le jour international de la biodiversité, d’abord sur Ushuaïa TV, puis sur France Télévisions (fin octobre 2021, il manquait encore 20 % du budget…).

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Les 100 photos du siècle: Les camps de la mort, 17/100

 

Aujourd’hui Sonia de Villers recevait sur France Inter l’historien Tal Bruttmann, l’un des auteurs de « Un album d’Auschwitz, comment les nazis ont photographié leurs crimes« . Ce livre essentiel pour la mémoire collective est constitué de clichés pris par les nazis pour prouver l’exécution de la « solution finale », c’est-à-dire l’extermination méthodique des Juifs d’Europe, décidée par Hitler et conduite par Himmler.

Dans Les 100 photos du siècle, j’avais raconté l’histoire d’une photo prise le 12 avril 1945, le  jour de la libération du camp d’extermination de Buchenwald, par un soldat américain, Henry Miller, qui n’a jamais été retrouvé. On y voit le Prix Nobel Elie Wiesel,  allongé avec ses camarades décharnés dans un baraquement, qui fixe l’objectif du photographe amateur. C’est le général Eisenhower qui avait demandé à ses troupes de prendre des photos de l’horreur qu’il découvrait, car il craignait que sans preuves le monde ait du mal à croire l’ampleur des crimes perpétrés par le régime nazi.

Stop aux nouvelles routes!

« Stop aux nouvelles routes en Europe, et dans les zones tropicales! »: c’est en substance ce que m’a dit le Pr.Pierre Ibisch, un biologiste allemand qui est spécialiste de  l’impact des routes sur la biodiversité et la santé des écosystèmes, des animaux et des humains. Je l’ai interviewé le 9 juin 2020 par zoom pour mon livre La fabrique des pandémies. Son expertise donne raison à tous ceux et celles qui partout en France s’opposent aux projets d’autoroutes ou de routes, comme ce week-end à Castres, où 7000 manifestants se sont rassemblés pour dire non à la construction de l’A69 soutenue notamment par Carole Delga, la présidente de la région Occitanie. Il est temps que ces élu.es qui revendiquent de surcroît des convictions écologiques accordent leurs propos et leurs actes, en changeant définitivement de logiciel: l’avenir n’appartient plus aux constructeurs de routes mais aux défenseurs des arbres, des terres agricoles et des zones humides, qui protègent ainsi nos ressources en eau, le climat, la biodiversité et la santé globale!

Je mets en ligne les pages que j’ai dédiées à Pierre Ibisch dans mon livre.

Les routes favorisent l’émergence de nouvelles maladies

« Bien sûr que nous avons besoin de routes, mais si nous voulons éviter un effondrement global, la question est de savoir jusqu’où l’homme est autorisé à pénétrer dans les derniers espaces naturels, car tout est lié. » À cinquante-trois ans, Pierre Ibisch est professeur de « conservation de la nature » à l’université d’Eberswalde, une petite ville située au nord de Berlin. « Pour moi, le confinement n’a pas été un problème, m’a-t-il expliqué lors de notre entretien le 9 juin 2020. J’habite dans une maison au bord de la forêt, où je vais me balader tous les jours et que je traverse pour rejoindre le campus universitaire. Nous sommes à une demi-heure de la capitale, mais cette région est la moins peuplée d’Allemagne et l’une des plus forestières.

D’où vous vient votre passion pour la forêt ?

Je suis né dans le nord-ouest de l’Allemagne, près de la frontière danoise, dans une région où en revanche tous les arbres avaient pratiquement disparu, à l’exception de quelques bosquets ridicules que les grands exploitants agricoles avaient laissés pour se donner bonne conscience ! Quand j’étais gamin, mes parents m’emmenaient en excursion en forêt, où j’adorais attraper des grenouilles ou des serpents pour les observer. Voilà comment j’ai fait des études de biologie ! Je me suis d’abord intéressé aux animaux, puis je suis passé à la botanique grâce à un professeur extraordinaire qui m’a fait entrer dans l’univers fascinant des plantes.

Y-a-t-il une expérience qui a influencé votre carrière ?

Tout à fait ! Pour ma thèse, j’ai fait un séjour prolongé en Bolivie dans la province d’Arque, entre Cochabamba et Uru. Je participais à un projet du ministère allemand de la Coopération et j’étais chargé de réaliser une évaluation écologique du secteur pour développer un programme nutritionnel. Et là j’ai appris beaucoup de choses qu’on ne m’avait pas enseignées à l’université. J’étais dans la région la plus pauvre de l’un des pays les plus pauvres de la planète, dans une vallée andine dont l’environnement était extrêmement détérioré. J’en ai tiré deux enseignements : 1) une fois qu’on a passé un certain point de bascule, la dégradation des écosystèmes est irréversible ; 2) on ne pourra pas préserver efficacement l’environnement sans régler la question de la pauvreté. J’ai été aussi très impressionné de constater que l’érosion des écosystèmes s’accompagne d’une érosion culturelle tout aussi dramatique. Je me souviens de virées que j’ai faites avec des campesinos avec qui je travaillais. Nous sommes allés dans d’autres vallées où la forêt primaire avait été épargnée : ils n’en croyaient pas leurs yeux ! Là j’ai compris que si on ne fait pas soi-même l’expérience de la biodiversité, on ne peut rien savoir de ses bienfaits, ni développer de vision pour la préserver. Résultat : on est condamné à la pauvreté.

Est-ce que la pandémie de covid-19 était prévisible ?

Évidemment ! Car elle est le produit d’une chaîne d’événements d’origine anthropique qui nous rendent très vulnérables, comme l’étaient les paysans boliviens de ma vallée dégradée : la pression sur les écosystèmes, la densité de population, la globalisation et notre mode de vie hyper-mobile. Cette pandémie est le fruit de notre relation avec la nature et de notre invasion obsessionnelle de l’environnement.

J’ai été surprise de lire dans l’un de vos articles que 80 % de la surface terrestre étaient sans routes. C’est beaucoup ?

En fait, de la surface terrestre il faut retirer de vastes territoires, qui n’ont certes pas de routes, mais qui ne sont pas très productifs biologiquement : les déserts du Sahara, les hautes montagnes, la région arctique ou la toundra. Pour le reste, les aires « sans routes » sont fragmentées en quelque 600 000 portions territoriales dont plus de la moitié ont une superficie inférieure à un km2, et dont seulement 7 % sont supérieures à 100 km2. Depuis la publication de notre étude en 2016[i], nous avons réactualisé nos données en utilisant notamment OpenStreetMap, un service collaboratif de cartographie qui renseigne la moindre petite route ou piste. La situation est encore pire que nous ne le pensions car les aires sans routes se sont encore réduites de 5 %.

Comment les routes affectent-elles la biodiversité ?

Il y a toute une série d’effets directs ou indirects. Le premier, bien sûr, c’est la perte d’habitats naturels. Ensuite les routes, encore plus si elles sont goudronnées, provoquent des micro-crises climatiques, parce que le sol se réchauffe. De nombreux arbres meurent aux abords des routes. De plus, elles provoquent une fragmentation des communautés animales, voire leur disparition quand il s’agit de gros mammifères. D’une manière générale, pour fuir l’activité perturbatrice de la route, les animaux sont contraints de se déplacer et parfois de changer de comportement. Les oiseaux, par exemple, se mettent à chanter plus fort, pour être entendus en raison de la pollution sonore. Viennent ensuite les effets indirects : la route est toujours le prélude à des activités de déforestation, pour exploiter le bois, des ressources minières ou développer l’élevage ou l’agriculture. Elle permet aux hommes de s’installer, de chasser ou de braconner. C’est comme une maladie qui se déploie en une cascade d’événements affectant la santé des écosystèmes, des animaux et finalement des hommes.

Quel est le lien entre les routes et les maladies infectieuses émergentes ?

S’il n’y avait pas eu de routes ouvertes dans les forêts tropicales d’Afrique de l’Est, il n’y aurait probablement jamais eu d’épidémie de sida ou d’Ébola ! Car ce sont les routes qui permettent un contact de l’homme avec la faune dont l’espace vital se réduit. On sait aussi que certaines espèces d’insectes hématophages, tels les moustiques – vecteurs de maladies comme le paludisme, la dengue, le zika ou le chikungunya –, profitent des routes pour coloniser de nouveaux environnements, notamment les zones urbaines d’où partent les routes. Sans oublier les gigantesques feux de forêt, dont les fumées déportées par les vents provoquent des maladies respiratoires dans les zones urbaines.

Mais nous avons besoin de routes ?

Je dirais plutôt : nous avons eu besoin de routes dans une partie de notre histoire. En Europe, où le réseau est déjà très développé, on continue de vouloir en construire, pour gagner dix petites minutes sur un trajet ! Quand on sait les dégâts que les routes causent pour la biodiversité et la fonctionnalité des écosystèmes, cela laisse perplexe… Quant aux régions tropicales, il est absolument indispensable de protéger les dernières aires sans routes. Si nous ne le faisons pas, nous exposons nos enfants à de graves dangers qui leur rendront la vie impossible. »

[i] Pierre Ibisch et al., « A global map of roadless areas and their conservation status », Science, n° 354, 2016, p. 1423-1427.

Les 100 photos du siècle: L’enfant du ghetto, 16/100

 

Il y a tout juste 80 ans, le soulèvement du ghetto de Varsovie était écrasé par les nazis. La grande majorité des 400 000 habitants qui avaient été enfermés, dans des conditions atroces, n’a pas survécu: plus de 100 000 sont morts de faim ou de maladies; les autres ont été exterminés dans les chambres à gaz de Treblinka. La photo de « L’enfant du ghetto » est devenue un symbole de l’une des plus grandes barbaries qu’a connues l’humanité…

Les 100 photos du siècle: Le brasier israélo-palestinien, 13-14-15/100

 

 

La spirale de répression et de violence s’accélère en Israël et dans les territoires occupés palestiniens, encouragée par les déclarations va-t-en-guerre du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.  Empêtré dans des affaires de corruption qui auraient dû définitivement l’écarter du pouvoir, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyaou a passé un pacte dangereux avec l’extrême droite et les religieux ultra-orthodoxes, pour revenir au pouvoir. Il avait largement contribué à enterrer les accords d’Oslo, célébrés il y a tout juste trente ans à Washington. A l’époque, tous ceux et celles, qui, comme moi, espéraient qu’un Etat juif et un Etat palestinien pouvaient coexister, – en accord avec le plan de partage de la Palestine, entériné par l’ONU en 1947- , avaient salué cet accord, signé sous l’égide des Etats-Unis. Deux ans plus tard, Yitzhak Rabin était assassiné par un militant d’extrême droite, tandis que Arafat mourait dans des conditions jamais vraiment élucidées en 2004. Aujourd’hui la photo de Barbara Kinney apparaît complètement surréaliste, tant les extrêmistes des deux bords – israélien et palestinien- n’ont de cesse d’attiser le brasier…

Après l’occupation de la Bande de Gaza et de la Cisjordanie par Israël en 1976, des centaines de milliers de Palestiniens s’étaient réfugiés notamment au Liban. En 1976, cette photo de  Françoise Demulder avait ému la communauté internationale.  La photographe de guerre française, première lauréate féminine du World Press Photo, avait accompagné les milices chrétiennes de Beyrouth, au moment où elles  rasaient le quartier palestinien de La Quarantaine. Saluons le courage de cette femme exceptionnelle, décédée en 2008, qui a pris des risques énormes pour témoigner du drame palestinien.

 

Dans la série « Les 100 photos du siècle », je rendais aussi hommage à Reza, qui a saisi l’une des photos les plus emblématiques de Yasser Arafat, en 1983, dans un moment extrêmement périlleux. Pris au piège, le leader palestinien parviendra à gagner la Tunisie, où il s’installera jusqu’en 1994, avant son retour triomphal en Palestine. Mais depuis l’espoir d’un règlement du conflit israélo-palestinien qui a causé tant de souffrances semble plus que jamais compromis…

 

 

 

 

 

Réponses à des questions légitimes: le diable est dans le détail!

 

Après une centaine de projections-débats de La fabrique des pandémies auxquelles j’ai personnellement participé, je synthétise ici mes réponses à des questions capitales qui m’ont été posées tout au long de ces rencontres. De manière très exceptionnelle, mon film a été l’objet de critiques virulentes, comme celles provenant d’un certain « Comité de défense des droits civiques 561« . Ce « comité »  a publié un long post sur la page Facebook de la Ligue des droits de l’Homme, qui a organisé plusieurs projections en Bretagne.

Je ne peux résister à l’envie de publier un extrait de ce post qui n’y va pas avec le dos de la cuillère ! « Ce film est une catastrophe néocoloniale, un fake scientifique et une oeuvre de pure propagande, du pain béni pour Big Pharma et le néo-techno-fascisme de Big Capital. Marie-Monique Robin est tombée dans le panneau érigé patiemment par Big Pharma« . M’accuser de faire le jeu de Big Pharma est la preuve que les membres de ce comité ne connaissent pas mes travaux, car s’il y a une journaliste qui a dénoncé les méfaits de l’industrie pharmaceutique et chimique, c’est bien moi, d’abord dans Le monde selon Monsanto, puis dans Notre poison quotidien !

Par ailleurs, je rappelle que ce n’est pas moi qui parle dans La fabrique des pandémies, mais les scientifiques,  qui n’ont aucun lien avec Big Pharma, c’est même tout le contraire ! Pour cette enquête j’en ai interviewé une centaine : j’en ai gardé 62 dans le livre et une quinzaine dans le film.

Voici donc ma réponse aux questions légitimes que l’on m’a parfois posées, avec un souci permanent qui permet d’éviter des raccourcis : le diable est dans le détail ! Pour plus d’informations, j’invite les lecteurs à se rendre sur le site Lafabriquedespandemies.com  où ils trouveront fiches pédagogiques et vidéos.

  • Les zoonoses ont toujours existé. Certes, mais ce qui est nouveau et clairement démontré par les scientifiques c’est que le nombre de maladies infectieuses émergentes, d’origine zoonotique (c’est-à-dire animale) a explosé au cours des cinquante dernières années. On est passé d’une émergence en moyenne tous les quinze ans à au moins une émergence tous les ans. Cette explosion est parfaitement corrélée à la destruction de la biodiversité qui s’est considérablement accélérée au point qu’on parle de « sixième extinction des espèces ». Ceux qui nient cette extinction sont les multinationales comme Monsanto et Bayer, qui encouragent la déforestation en Amérique Latine en promouvant la production de soja, destiné à nourrir les élevages intensifs… bretons.
  • On a toujours déforesté. Certes. Mais au cours du XXème siècle, en raison notamment de l’exploitation massive des mines, du bois, et de l’extension des monocultures de soja ou de palmiers à huile, les humains ont considérablement réduit la surface des forêts primaires tropicales. Or, c’est dans les zones tropicales que l’on trouve le plus de microorganismes, potentiellement dangereux pour les humains, car ils font partie de la biodiversité au même titre que les nombreuses espèces animales et végétales. C’est ainsi que la forêt amazonienne a perdu 17% de sa superficie depuis le XXème siècle. Auparavant, les peuples indigènes qui vivaient dans cette forêt procédaient à des « abattis » consistant à abattre au maximum un hectare, ce qui ne perturbait pas l’équilibre de la biodiversité (végétale, animale et microbienne).
  • Le SARS Cov2 s’est échappé du laboratoire P4 de Wuhan. Comme je l’ai écrit dans la postface de l’édition poche de mon livre, c’est tout à fait possible ! Mais cela ne change rien à ce que disent les scientifiques de La fabrique des pandémies !  Dans cette postface que je mets en ligne, j’évoque le rôle-clé joué par Peter Daszak qui, je l’espère, sera un jour jugé pour avoir joué aux apprentis-sorciers, tel un Frankenstein des temps modernes…

Voici donc ma postface.

Postface à l’édition de poche. Un virus Made in China ?

Onze mois se sont écoulés depuis que j’ai terminé l’écriture de ce livre. Et un constat s’impose : les inquiétudes exprimées par les scientifiques, tout au long de ces pages, se sont confirmées. Comme le soulignait le professeur David Brook (voir chapitre 6), le virus SARS-CoV-2 « est désormais présent partout dans le monde » et tout indique qu’effectivement « nous ne pourrons jamais nous en débarrasser ». En d’autres termes : il va falloir apprendre à vivre avec le coronavirus qui, comme tous les virus à ARN (grippe, sida, etc.), présente une extraordinaire capacité à muter et à se recombiner. De- puis son émergence, le virus défie les autorités sanitaires, en enchaînant les variants et relançant à chaque fois une nouvelle vague épidémique : le variant alpha, identifié en Angleterre, puis le bêta originaire d’Afrique du Sud, suivi du gamma brésilien, puis du delta indien à partir du printemps 2021. Pas besoin d’une boule de cristal pour prédire que d’autres suivront.

Même si, près de deux ans après le début de la pandémie, beaucoup reste à apprendre sur ses origines et ses effets, plusieurs des hypothèses majeures et des pistes évoquées par mes interlocuteurs dans ce livre ont été largement confirmées et il m’a paru important d’en proposer ici un bref « état des lieux » accompagnant cette réédition.

L’hypothèse de la biodiversité est confirmée

Au moment où Serge Morand écrivait sa préface, le 30 novembre 2020, plus de 60 millions de personnes avaient été officiellement infectées dans le monde et près d’1,5 million en étaient décédées. Le 23 octobre 2021, selon les données fournies par l’université Johns Hopkins, le nombre des personnes contaminées s’élevait à plus de 240 millions et, en dix-huit mois, la covid-19 a fait près de 5 millions de victimes. Pas l’ombre d’un doute, nous avons bien affaire à une pandémie, plus meurtrière qu’une « grippette », puisque son taux de létalité (1) est d’environ 2 % – soit vingt fois plus que celui d’une «banale» grippe saisonnière, qui tue quand même entre 290000 à 650 000 humains chaque année. Notons que les données de Johns Hopkins peuvent être sous-évaluées, puisqu’il est fort probable que le nombre de personnes infectées dans le monde soit bien supérieur, en raison d’un nombre élevé de cas asymptomatiques, par définition difficiles à quantifier ; ce qui pourrait signifier que le taux de létalité du SARS-CoV-2 est en fait plus bas. Mais si l’on s’en tient au bilan officiel, on peut dire que le taux de létalité de la pandémie de covid-19 est similaire à celui de la « grippe espagnole », estimé à 2,5 %. Laquelle a tué, selon les sources, de 50 à 100 millions de personnes entre mars 1918 et juillet 2021, sur une population mondiale totale de 1,8 mil- liard (contre 7,7 milliards aujourd’hui). On le voit : le bilan du virus H1N1 au lendemain de la Grande Guerre fut bien plus sévère que celui du SARS-CoV-2. La différence, dont on ne peut que se réjouir, tient à l’extraordinaire capacité de contagion et à l’extrême pathogénicité de la souche grippale, qui a tué dans certaines contrées du monde (comme en Inde) jusqu’à 50 % des personnes contaminées, majoritairement âgées de vingt à trente-cinq ans. C’est là une autre différence notoire avec le coronavirus, qui épargne généralement les jeunes – pour la plupart asymptomatiques –, sauf s’ils présentent des facteurs de comorbidité, désormais bien identifiés : obésité, diabète, hypertension, ma- ladies chroniques et auto-immunes.

Depuis que mon livre est sorti en février 2021, j’ai donné de multiples interviews et fait de nombreuses conférences. Et je dois dire que le chapitre 5, intitulé « Les maladies non transmissibles : l’hypothèse de la biodiversité », a particulièrement retenu l’attention de mes interlocuteurs et lecteurs (50 000 à ce jour). Onze mois plus tard, les données confirment ce que les scientifiques avaient alors prudemment avancé : contrairement aux craintes exprimées régulièrement dans la presse, il n’y a pas eu d’hécatombe en Afrique, notamment dans les zones rurales, présentant une riche biodiversité. J’ai pu le constater de mes propres yeux, lorsque je me suis rendue au Gabon en avril 2021, pour tourner le documentaire qui accompagnera mon livre. J’y ai rencontré (physiquement !) le virologue Gaël Maganga (voir chapitre 3), que j’ai suivi aux fins fonds de la forêt tropicale qui recouvre plus de 90 % du pays. Je n’oublierai jamais les milliers de chauves-souris que nous avons filmées dans une grotte, après dix heures de route sur des pistes défoncées, puis deux heures de marche en pleine jungle. Le chercheur de Franceville y traque régulièrement le virus Ébola, dont le taux de létalité peut atteindre 90 % – selon les souches –, mais aussi les coronavirus. « Dans mon laboratoire, nous avons identifié deux coronavirus qui font partie de la même famille que le SARS-CoV- 2, celle des béta-coronavirus, m’a-t-il expliqué. Ils ne sont pas dangereux pour les humains, mais peuvent leur conférer une immunité partielle, lors d’une exposition à travers des animaux sauvages ou domestiques qui ont été en contact avec les chauves-souris. »

Lors de ce voyage, nous avons aussi filmé dans un village de chasseurs, du côté de Lastourville, où les autorités coutumières et les familles ont évoqué la covid-19 comme une lointaine maladie qui « frappe les pays riches ». De fait, le Gabon enregistrait, au moment où j’écris ces lignes, 34 000 personnes infectées – principalement dans la capitale Libreville, mais aussi à Franceville – avec 213 morts pour une population de 2 mil- lions d’habitants. Si on se fonde sur les données de l’université Johns Hopkins, le taux de mortalité de la covid-19 y était de 0,01 % (ou 10 morts pour 100 000 habitants), et le taux de létalité de 0,6 %. « C’est très faible, m’a commenté Gaël Maganga, ce qui con- firme l’hypothèse de la biodiversité : les villageois gabonais sont protégés par leur con- tact permanent avec un environnement très bio-divers, que ce soit en termes de végétation, d’animaux sauvages ou domestiques, ou de microbes et parasites de toutes sortes. Dans les zones rurales, le problème ce n’est pas la covid-19, mais le paludisme, qui continue de tuer beaucoup de mes concitoyens… »

Même constat en Thaïlande, où je devrai pouvoir enfin rencontrer Serge Morand à la fin décembre 2021 (le tournage dans ce pays a été maintes fois repoussé, en raison de la quinzaine imposée à tous les visiteurs, ce qui est rédhibitoire pour une maison de production). L’écologue de la santé confirme lui aussi l’« hypothèse de la biodiversité » : fin octobre 2021, la Thaïlande, qui compte 70 millions d’habitants, enregistrait 1 850 000 personnes infectées et 18 000 morts. Le taux de morbidité de la covid-19 y était donc de 0,026 % (26 morts pour 100 000 habitants) et son taux de létalité de 0,9 %. Lors de notre tournage dans le district de Tha Wang Pha (province de Nan), où Serge Morand a installé un laboratoire, nous avons prévu de filmer une intervention du docteur Kittipong Chaisiri destinée aux ossomos, les volontaires en charge de la santé commu- nautaire. Le parasitologue thaïlandais atteste l’effet protecteur de l’exposition précoce aux oxyures, ainsi que l’efficacité des recommandations gouvernementales : « Ne pas déparasiter systématiquement, notamment les enfants, pour que leur système immunitaire soit renforcé. » Lors d’une conversation téléphonique en octobre 2021, Serge Morand a aussi évoqué des études à paraître qui montrent que le taux de morbidité de la covid-19 dans les pays caractérisés par une forte prévalence du paludisme est très bas : « Tout indique, m’a-t-il expliqué, que l’exposition au paludisme confère une immunité croisée et un effet protecteur, dont les mécanismes n’ont pas encore été mis au jour. » En attendant, une chose est sûre : en Thaïlande (comme au Gabon), les cas sévères de covid-19 ont surtout été enregistrés dans les grandes villes, principalement à Bangkok, où le microbiote des habitants souffre des mêmes déficiences que celui de leurs congénères d’Atlanta, de Mexico ou de Rio de Janeiro.

L’obésité est le premier facteur de risque

Dans le chapitre 6, Erik Karlsson, virologue à l’Institut Pasteur du Cambodge, nous a expliqué comment « l’obésité accroît la vulnérabilité aux virus », en provoquant une perturbation de la réponse antivirale, « en raison d’un état inflammatoire chronique qui inhibe le système immunitaire ». Avec ses collègues du St. Jude Children’s Research Hospital, il a montré que « les sujets en surpoids ont un risque accru de développer une forme sévère de la grippe ». Ce constat vaut aussi clairement pour la covid-19. De fait, les pays qui enregistrent une surmortalité sont aussi ceux où le taux d’obésité, tant chez les adultes que chez les enfants, est le plus élevé. On pense bien sûr aux États-Unis, où 39,6 % des adultes sont obèses et 18,5 % des enfants de deux à dix-neuf ans. Fin octobre 2021, la première puissance mondiale enregistrait 740 000 morts, pour une popu- lation de 330 millions d’habitants. Dans un article publié en septembre 2021, le Washington Post calculait qu’un Américain sur cinq cents est décédé à cause du coronavirus, en soulignant que les victimes étaient majoritairement des « personnes de couleur », Afro-Américains ou Latino-Américains : « La pandémie a mis en évidence des siècles de différences sociales, environnementales, économiques et politiques qui érodent la santé et raccourcissent la vie des personnes de couleur, les exposant à un risque plus élevé de maladies chroniques qui rendent leur système immunitaire vulnérable au coronavirus (2). » En cause, bien évidemment, la malbouffe qui sévit d’abord dans les commu- nautés les plus pauvres des États-Unis, lesquelles vivent aussi dans des environnements bétonnés, avec un accès aux soins très limité.

Même tableau au Mexique, qui présente le record mondial pour l’obésité infantile (31 %) et la deuxième place pour les adultes (27 %). Avec un bilan de 286 000 morts, le pays affichait le même taux de mortalité (0,2 %) que son grand voisin du Nord, qui a exporté chez lui un modèle agricole et alimentaire désastreux. En mars 2021, je suis allée filmer avec mon équipe Gerardo Suzán (voir chapitre 4), qui a pointé du doigt l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA) signé en 1992 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique : « Les produits subventionnés de l’industrie agroalimentaire états-unienne ont envahi mon pays, a déploré l’écologue de la santé. Cela a provoqué la faillite de millions de petits paysans et la transformation brutale des habitudes alimentaires. En termes de santé publique, cela s’est traduit par une explosion de la malnutri- tion, de l’obésité et du diabète, qui sont des facteurs de comorbidité de la covid-19. » (3) Spécialiste de l’effet dilution, Gerardo Suzán aimerait conduire une étude dans les communautés indigènes, par exemple de Oaxaca, qui ont résisté à l’invasion de la malbouffe et qui vivent dans un environnement riche en biodiversité, « pour voir si elles ont moins souffert de la covid-19, ce qui confirmerait l’hypothèse de la biodiversité, y compris alimentaire ».

L’obésité, qui frappe 1,4 milliard de personnes dans le monde, n’épargne pas bien sûr les pays européens. En France, le taux ne cesse de croître pour atteindre aujourd’hui 17 % des adultes. Fin octobre 2021, le pays de la gastronomie dénombrait 118 000 morts de la covid-19, avec un taux de mortalité de 0,17 %, soit 170 décès pour 100 000 habitants, soit sept fois plus qu’en Thaïlande à population presqu’égale (68 millions d’habitants contre 70). Dans l’Allemagne voisine, qui compte 83 millions d’habitants, dont 24 % d’adultes obèses, le nombre des victimes s’élevait à 95 000, soit un taux de mortalité de 0,11 % (111 morts pour 100 000 habitants). Comment expliquer cette différence ? Très certainement par le nombre de lits de réanimation dont disposent les deux pays : d’après l’INSEE, la France en compte 6 pour 1 000 habitants, contre 8 Outre- Rhin. C’est pourquoi lors de la première vague, l’Allemagne a accepté de prendre en charge des patients que les hôpitaux français ne pouvaient pas accueillir…

Le virus s’est peut-être échappé du laboratoire P4 de Wuhan

« Élucider les origines du SARS-CoV-2 est crucial pour mieux faire face à l’épidémie actuelle et réduire les risques de futures pandémies. Malheureusement, plus d’un an après l’apparition des premiers cas, les origines de la pandémie sont toujours inconnues. » Voilà ce qu’écrivaient en mars 2021 une trentaine de scientifiques dans une lettre ouverte publiée conjointement par le Wall Street Journal et Le Monde, où ils appelaient à une « enquête indépendante sur l’origine de la pandémie en Chine » (4) . Et deux ans après son apparition dans la ville de Wuhan, on ne savait toujours pas comment le SARS-CoV-2 avait émergé. Pour le premier SARS, apparu également en Chine en 2003, une équipe de l’université de Hongkong avait identifié exactement le même coronavirus dans des civettes palmistes masquées, qui avaient servi d’hôtes intermédiaires entre les chauves-souris rhinolophes et les humains (voir chapitre 2). Rien de tel pour la covid-19. Rapidement évoquée, la piste du pangolin a été définitivement abandonnée. Depuis, de nouveaux éléments ont conduit à envisager sérieusement une fuite accidentelle du laboratoire P4 (comme pathogène de classe 4) de l’Institut de virologie de Wuhan, qui a été créé en 1956 sous la houlette de l’Académie chinoise des sciences. En 2003, au moment où le premier SARS défrayait la chronique, l’Institut a décidé d’y installer un laboratoire de haute sécurité, avec la collaboration de la France. Une partie de son personnel s’est formée dans un laboratoire similaire à Lyon (5). Finalement, pour des raisons notamment de sécurité, la France s’est retirée du projet, mais le P4 a ouvert ses portes officiellement en 2015 (6). Sa direction a été confiée à la virologue Shi Zhengli, surnommée « Batwoman » (la femme chauve-souris), car c’est elle qui avait déterminé que le réservoir du SARS était un chiroptère. À cette époque, la scientifique chinoise collaborait avec EcoHealth Alliance, fondée par l’Anglo-Américain Peter Daszak dans le cadre du programme PREDICT (voir chapitre 1). En février 2020, celle que les Chinois ont surnommée « Lady of Evil » (la dame du mal) en raison des soupçons qui pèsent sur son laboratoire, a révélé dans Nature qu’elle avait trouvé dans la virothèque constituée avec EcoHealth Alliance un virus proche à 96 % du SARS-CoV-2 (7). Celui-ci provenait de prélèvements effectués en 2012 dans une mine de cuivre désaffectée, peuplée de chauves-souris et où six mineurs avaient succombé à une pneumonie sévère aux symptômes très proches de ceux de la covid-19. Dès lors, comment expliquer que l’Institut de Wuhan ait mis hors ligne, dès septembre 2019, toutes les bases de données issues de ses recherches dans le P4 ? Ce qui revenait à entraver sérieusement toute recherche ultérieure sur les liens éventuels entre le virus de 2012 et celui de 2019.

Ce manque de transparence a suscité bien des rumeurs, d’autant plus légitimes que Shi Zhengli et ses partenaires américains pratiquent ce que les virologues appellent le « gain of function » (« acquisition de fonction »). Cette technique très controversée consiste à manipuler des virus en laboratoire pour augmenter leur pathogénicité ou leur transmissibilité, au motif que cela pourrait servir à préparer rapidement des vaccins ou traitements le jour où l’agent pathogène sortirait naturellement du bois. On retrouve ici les arguments brandis par les promoteurs des programmes PREDICT et Global Virome (voir conclusion), qui s’inscrivent dans la démarche très lucrative de la preparedness (voir chapitre 1).

Le premier à avoir pratiqué l’« acquisition de fonction » est Ron Fouchier, un professeur de microbiologie du centre médical Erasmus de Rotterdam (Hollande). En sep- tembre 2011, il a annoncé lors d’une conférence européenne sur la grippe à Malte qu’il avait fabriqué un virus de grippe aviaire à partir d’un virus H5N1, très mortel, dans lequel il avait ajouté trois nucléotides d’un virus H1N1, très transmissible. Dans le cha- pitre 1, j’ai raconté l’incroyable panique qu’avait déclenchée un épisode de grippe H5N1 déclaré dans un élevage intensif de poulets à Séoul. Finalement l’« épidémie » n’avait fait qu’une centaine de victimes dans le monde. « Le H5N1 ne saute jamais d’homme à homme, m’a expliqué Benjamin Roche lors de notre entretien du 26 mai 2020. En 2003, les victimes étaient des ouvriers agricoles qui avaient été en contact direct avec des pou- lets infectés ; la plupart sont morts. C’est toute la différence avec la grippe aviaire-porcine H1N1, beaucoup moins pathogène mais qui, grâce à son adaptation aux cochons, se transmet facilement de mammifères à mammifères, donc d’humains à humains. Pour faire son “exploit”, Ron Fouchier a utilisé des furets, qui constituent un modèle expérimental parfait pour la grippe. » De fait, comme le rapporte l’historien et philosophe Frédéric Keck dans un excellent article publié en 2015, « le furet est, avec l’homme, le seul mammifère à éternuer quand il est infecté » par la grippe : « Le microbiologiste hollandais avait infecté un furet avec le virus mutant. Il avait ensuite prélevé des échantillons nasaux sur ce furet qu’il avait transférés à un autre furet, répétant dix fois la même opération dite de passaging. Au bout de la dixième génération, le virus H5N1 s’était adapté à l’organisme du mammifère, de telle sorte que deux furets mis dans deux cages adjacentes se transmettaient le virus H5N1 par simple voie aérienne (8). » Et en mouraient…

Au même moment, un biologiste de l’université de Tokyo, Yoshihiro Kawaoka, par- venait aux mêmes résultats en combinant sur sa paillasse les virus H5N1 et H1N1, de manière à créer un agent grippal à la fois hautement pathogène et transmissible. Publiées dans Nature et Science, ces deux « innovations » avaient provoqué un tollé international, y compris dans la communauté des biologistes, en raison des risques d’échappée accidentelle des laboratoires. De fait, cette inquiétude est tout à fait fondée, ainsi que l’ont montré Marc Lipsitch et Alison Galvani, épidémiologistes à l’université de Harvard et de Yale. Dans une étude publiée en 2014 dans PLoS Medicine, ils citent un rapport confidentiel rapportant qu’« aux États-Unis, entre 2004 et 2010, la proportion d’accidents en P39, par laboratoire et par an, était de 0,2 %, ce qui signifie que des pathogènes mutants étudiés dans dix laboratoires sur dix ans auraient 20 % de chance d’en échap- per  » (10). Et les deux chercheurs de conclure que rien ne pouvait justifier la création de virus pathogènes en laboratoire, car le risque de fuite accidentelle était supérieur à celui de leur apparition dans la nature. En décembre 2013, cinquante-six scientifiques, dont trois prix Nobel, adressaient une lettre à la Commission européenne reprenant cette argumentation. « Le problème, c’est que l’étude de Fouchier était financée par l’Union européenne, a taclé Benjamin Roche. Quant à l’hypothèse que ce genre de manipulation pourrait servir à créer un vaccin, c’est carrément du bullshit [une connerie], car la pro- babilité que le mutant créé en laboratoire émerge un jour quelque part est quasiment nulle. Ce genre d’innovation ne sert pas à grand-chose, sauf à montrer que les scienti- fiques peuvent être des gens très irresponsables… »

En attendant, concernant le SARS-CoV-2, l’énigme qui interpelle les experts indé- pendants est sa très haute capacité de transmission entre humains. Dans le chapitre 2 de ce livre, le professeur Malik Peiris, de l’Institut Pasteur de Hongkong, rappelait que le coronavirus de 2003 « était très différent de celui de la covid-19, qui est contagieux avant même que les personnes ne développent des symptômes et le reste quelques jours après les premiers symptômes. De ce point de vue, on peut dire que le SARS-CoV-2 se comporte comme le virus de la grippe, ce qui rend son contrôle plus difficile »…

Les silences et conflits d’intérêt de Peter Daszak

« Tant que nous ne saurons pas ce que contenaient les congélateurs du laboratoire P4 de Wuhan, les types de manipulations de virus pratiquées, la liste des accidents répertoriés, nous ne pouvons raisonnablement exclure la piste de l’accident par infection involontaire et à son insu d’une personne travaillant dans le P4 », écrivait très justement Serge Morand dans la préface de ce livre. Et de citer « la culture de secret des laboratoires de virologie de haute sécurité, le manque de transparence et les conflits d’intérêts » qui constituent de puissants freins à la manifestation de la vérité. Quand on lit ces lignes, on pense bien évidemment à l’Institut de Wuhan et à ses tutelles chinoises, mais beaucoup moins à ses partenaires américains, dont Peter Daszak, avec qui la « Batwoman » a signé nombre d’articles scientifiques depuis le début des années 2010 (11).

« N’oublions pas que EcoHealth Alliance, dans le cadre de PREDICT, finance une partie des travaux du P4, qui pratique du gain of function sur des coronavirus, m’a dit l’Américain Bruce Wilcox, qui vit en Thaïlande (voir chapitre 3), lors de notre entretien le 8 juin 2020. Peter sait très bien ce qui s’est passé dans ce laboratoire… Si le SARS- CoV-2 était un virus de chauve-souris non manipulé, pourquoi les autorités chinoises auraient-elles interdit l’accès aux archives du P4 ? De plus, ce virus présente une capa- cité de transmission aux humains inhabituelle pour un coronavirus. Donc, la probabilité qu’il se soit échappé du P4 est extrêmement haute. D’ailleurs, l’article que Peter a co- signé dans The Lancet en mars dernier peut être interprété comme une tentative de se protéger… » À l’époque, quand Bruce Wilcox avait prononcé ces mots, je m’étais dit qu’il y allait un peu fort. Mais des révélations postérieures tendent à prouver qu’il avait raison.

Reprenons les faits : le 7 mars 2020, vingt-sept scientifiques, dont Denis Carroll, co- fondateur du programme Global Virome Project (voir la conclusion), et Peter Daszak, qui apparaît comme le cinquième auteur, signent une « déclaration en soutien aux scien- tifiques et professionnels de la santé de Chine qui combattent la covid-19 » (12). Quand on sait le manque de transparence des autorités chinoises, on ne peut être que surpris par le ton pour le moins déférent de ce texte : « Nous avons observé comment les scientifiques et les professionnels de santé publique de Chine ont travaillé avec diligence et efficacité pour identifier rapidement l’agent pathogène responsable de cette épidémie, mettre en place des mesures significatives pour réduire son impact et partager leurs résultats en toute transparence avec la communauté scientifique mondiale. Cet effort est vraiment remarquable » (sic). Et d’ajouter, sans peur du ridicule : « Le partage rapide, ouvert et transparent des données sur cette épidémie est maintenant menacé par des rumeurs et de fausses informations sur son origine. Nous sommes solidaires pour condamner ferme- ment ces théories conspirationnistes qui suggèrent que la covid-19 n’est pas d’origine naturelle. » Fin 2020, cet article avait été téléchargé 75 000 fois et représentait l’une des publications les plus populaires pour son éditeur. À la fin de la déclaration, les auteurs affirment qu’ils n’ont pas de conflits d’intérêt. Mais la réalité est tout autre.

C’est ce qu’a révélé l’ONG états-unienne US Right to Know (URK), dont la spécialité est de recourir au Freedom of Information Act, une loi qui permet d’obtenir la déclassification de documents administratifs dès lors que les activités concernées sont en partie financées par de l’argent public – c’est ainsi que URK avait eu accès à des centaines de milliers de rapports, courriels et documents internes de Monsanto, dans l’affaire du glyphosate (13). Dans un article publié en ligne le 18 novembre 2020, l’ONG démontre, documents à l’appui, que la déclaration du Lancet a été « organisée par des salariés de EcoHealth Alliance, qui a reçu des millions de dollars d’argent public pour manipuler génétiquement des coronavirus avec des scientifiques de l’Institut de virologie de Wuhan » (14) . Par ailleurs, elle souligne que EcoHealth Alliance n’apparaît qu’une seule fois dans le journal britannique, associé au « co-auteur Peter Daszak », alors que trois autres cosignataires « ont des liens directs avec l’organisation ». Enfin, elle dévoile que l’auteur principal de la fameuse déclaration n’est autre que Peter Daszak, ainsi que le prou- vent plusieurs courriels, accessibles sur le site d’URK. Dans l’un d’entre eux, adressé à la virologue Linda Saif, l’une des signataires, Daszak demande que le texte « ne soit pas identifiable comme provenant d’une organisation ou d’une personne », mais comme une « simple lettre de scientifiques de renom », car il veut « éviter l’apparence d’une déclaration politique » (15). Et l’Anglo-Américain de préciser son objectif : « Le point de vue des experts est qu’il n’y a actuellement aucune preuve que le virus a été manipulé génétiquement pour pouvoir se propager plus rapidement parmi les humains. » Dans une autre série de courriels déclassifiés, on découvre aussi que « plusieurs scientifiques qui ont signé une déclaration niant que le SARS-CoV-2 ait pu être fabriqué dans un laboratoire reconnaissent en privé que cette origine est possible ». (16)

Dans les échanges de courriels, où perce une inquiétude sourde, le débat porte essentiellement sur la présence dans le SARS-CoV-2 d’une séquence de quatre acides aminés – appelée « site de clivage de la furine » (SCF) – qui normalement n’existe pas dans les béta-coronavirus/ligne B, dont fait partie le virus de la covid-19. Or, ce SCF favorise l’infection des cellules humaines. D’où l’hypothèse qu’il ait été inséré intentionnelle- ment dans le génome du virus. Dans un courriel, daté du 21 février 2020, la microbiologiste Susan Weiss termine par ces mots : « C’est effrayant de penser qu’il ait pu être manipulé génétiquement. » Cela n’empêchera pas la scientifique de cosigner, cinq jours plus tard, un article dans Emerging Microbes & Infections, niant catégoriquement cette possibilité (17)…

Du Pentagone à l’OMS

Reste qu’une chose est sûre : les services secrets américains étaient au courant des travaux pas très transparents conduits par EcoHealth Alliance à l’Institut de virologie de Wuhan. C’est ainsi que le président Trump, qui se démenait alors contre le « virus chinois », a piqué une grosse colère. Le 24 avril 2020, il annonçait tambour battant que la subvention du National Health Institute à EcoHealth Alliance, qui s’élevait à 3,7 millions de dollars annuels (sur cinq ans) était supprimée ! Aussitôt, les grands médias états-uniens, CNN en tête, prenaient la défense de Peter Daszak, qui vaillamment défendait son job : « Empêcher les virus de faire du mal aux Américains en les confiant à ceux qui conçoivent des vaccins et des traitements. » (18). Quatre mois plus tard, l’aide était rétablie, sûrement aussi sur les conseils des mêmes services secrets. Car contrairement à ce qu’indique le site Web d’EcoHealth Alliance, qui a le statut d’organisation non gouvernementale, les travaux de Peter Daszak et de ses collègues ne sont pas financés exclusivement par des institutions de santé publique des États-Unis, mais pour plus de moitié par le Pentagone. C’est ce qu’a révélé le journal Independent Science News, en fournissant la liste des « contrats » et « subventions » émanant d’institutions militaires, soit 39 millions de dollars (sur un total de 61 millions) de 2013 à 2020 (19). Dans l’article de Sam Husseini, on découvre aussi que le « conseiller politique » d’EcoHealth Alliance est un certain David Franz, qui dirigea Fort Detrick, une institution militaire spécialisée dans la guerre biologique et la biosécurité. Et voilà comment nous nous retrouvons dans le premier chapitre de ce livre…

Pourtant, malgré ses accointances militaires, Peter Daszak a fait parfois chou blanc, ainsi que l’a révélé le collectif DRASTIC (20), qui réunit depuis février 2020 une trentaine de chercheurs internationaux enquêtant sur les origines du SARS-CoV-2. Grâce à un lanceur d’alerte, DRASTIC a eu accès à une demande de subvention d’EcoHealth Alliance auprès de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), qui dépend du Pentagone (voir chapitre 1). Le projet de recherche, développé avec l’Institut de virologie de Wuhan, s’inscrivait clairement dans le gain of function, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins que de créer en laboratoire des coronavirus chimériques, hautement pathogènes pour les humains, dans le but de créer un vaccin universel contre tous les types de coronavirus. DRASTIC a d’ailleurs suggéré que le SARS-CoV-2 était un vaccin en préparation (21). Le projet a été retoqué par la DARPA… Pour André Goffinet, pro- fesseur à l’Institut de neuroscience de Louvain (Belgique), membre du collectif, l’hypothèse d’une fuite accidentelle d’un virus modifié dans le P4 de Wuhan est l’explication « la plus plausible »  (22) de la pandémie qui bouleverse le monde depuis le début 2020. Pendant tout ce temps, l’aura internationale de Peter Daszak lui a permis d’accéder à des postes-clés au sein des principales institutions internationales. En juillet 2020, il est nommé coordinateur de l’atelier sur « la biodiversité et les pandémies » mis en place par l’IPBES (voir chapitre 3). Publié en octobre 2020, son rapport élude purement et simplement l’hypothèse d’un accident de laboratoire. En septembre 2020, The Lancet nomme Daszak à la tête d’une commission mise en place pour investiguer sur l’origine de la pandémie. Et puis, début 2021, il se retrouve parmi les dix experts désignés par l’Organisation mondiale de la santé et le gouvernement chinois pour « enquêter » à Wuhan sur l’origine du SARS-CoV-2. Cette mission, qui a rendu ses conclusions le 9 février 2021, a été fortement critiquée pour son manque d’impartialité et le périmètre très restreint de son mandat. Comme on pouvait s’y attendre, ses experts ont écarté d’un revers de main l’hypothèse d’un accident de laboratoire, au profit d’une thèse chinoise, qui prétend que le coronavirus a été introduit à Wuhan par le biais de produits surgelés importés… Mais pour l’ambitieux Anglo-Américain, le vent semble avoir commencé à tourner : en octobre 2021, il a été finalement écarté de la commission du Lancet sur l’origine du coronavirus. Dans un article publié par le British Medical Journal, le journaliste Paul Thacker explique que son éviction est due à « une accumulation de preuves que Daszak n’a pas toujours été franc sur sa recherche et ses liens financiers avec l’Institut de virologie de Wuhan. Il est maintenant sous haute surveillance de la part des scientifiques, des médias et du Congrès des États-Unis ».(23)

« Une gestion à court-terme de la crise sanitaire »

« Toute cette histoire est lamentable », a soupiré Serge Morand, quand en oc- tobre 2021 nous avons échangé sur ce qui était peut-être en passe de devenir l’« affaire Daszak ». Et l’écologue de la santé d’ajouter : « La biosécurité est définitivement une impasse, qui nous détourne des vraies solutions. Malheureusement, si l’hypothèse de la fuite du P4 de Wuhan est officiellement confirmée, ce sera du pain bénit pour ceux qui veulent que le monde continue de tourner comme avant. » De fait, plus on dépensera d’argent pour étudier les virus zoonotiques dans des laboratoires P4, plus le risque qu’ils s’échappent accidentellement est élevé ; et moins nos gouvernements seront encouragés à prendre les mesures qui permettent de préserver la biodiversité et donc, de protéger efficacement la santé planétaire. Ce sentiment est partagé par Richard Ostfeld et Felicia Keesing, que j’ai filmés en train de traquer les tiques dans les forêts de l’État de New York en septembre 2021, ou par Rodolphe Gozlan, que j’ai accompagné dans le parc amazonien de Guyane en mars 2021. À l’unisson, ils déplorent une « gestion à court terme de la crise sanitaire », qui « hormis les vaccins n’a rien à proposer pour réduire les facteurs écologiques de l’émergence de maladies infectieuses ». Quant à Serge Mo- rand, il interprétait en octobre 2021 l’avènement des passes sanitaires et l’injonction coercitive à la vaccination comme une confirmation des dérives de la biosécurité : tou- jours plus de contrôle des animaux et des humains, plutôt qu’une vision holistique et à long terme de la santé, qui ne soit pas fondée sur la « guerre aux agents pathogènes » mais sur la collaboration entre tous les organismes vivants contribuant à l’équilibre de notre « maison commune ».

« Le monde d’après ressemble au monde d’avant », a aussi regretté le professeur Jakob Zinnstag, que je devrais filmer en Éthiopie au début de l’année 2022, où il conduit un programme « One Health » exemplaire. « Espérons que ton livre contribuera à éveiller les consciences des citoyens et des politiques ! » Je l’espère aussi sincèrement.

Pour finir, je voudrais remercier tous ceux et celles qui ont pris la peine de m’écrire une lettre ou un courriel, après la lecture de mon livre. Comme le professeur Didier Sicard, ancien chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin, qui a présidé le Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008. Datée du 10 février 2021, sa missive commençait par ces mots, qui m’ont mis du baume au cœur : « Bravissimo… Je suis bluffé par votre ouvrage La Fabrique des pandémies. Je l’ai lu d’un trait avec l’émotion d’un lecteur qui non seulement partage totalement vos réflexions mais découvre que ses intuitions étaient fondées. L’écriture en est lumineuse, simple, intelligente, tellement plus que la plupart des articles scientifiques souvent pénalisés par leur complexité. C’est un ouvrage fondateur d’une vraie réflexion humaniste et porteur d’un futur aussi passionnant qu’inquiétant… »  (24) Du coup, nous nous sommes rencontrés, car il a accepté de tourner une petite vidéo appelant à soutenir la production du film qui accompagnera ce livre . Et comme d’autres lecteurs et lectrices, il m’a demandé des nouvelles de mon père, qui a rejoint ma mère fin février 2021. C’est donc à mes chers pa- rents que je dédie l’édition poche de ce livre.

1) Nombre de décès rapporté au nombre total des infections, à distinguer du taux de mortalité, qui désigne le nombre de décès rapporté à toute la population.

2) Dan KEATING, « The pandemic marks another grim milestone : 1 in 500 Americans have died of covid-19 », The Washington Post, 15 septembre 2021.

3) Pour plus d’informations sur l’impact de l’ALENA au Mexique, lire mon livre ou voir mon film Les Moissons du futur (2012). J’ai aussi réalisé un documentaire intitulé Les Déportés du libre échange (disponible en DVD).

4) Les auteurs comprenaient Jamie Metzl, membre du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche sous l’administration Clinton et ancien collaborateur de Joe Biden, les virologues Bruno Canard et Étienne Decroly, ou les généticiens Jean-Michel Claverie et Virginie Courtier (Stéphane FOUCART, « Covid-19 : des scientifiques appellent à une enquête indépendante sur les origines de la pandémie en Chine », Le Monde, 4 mars 2021).

5) Il s’agit du laboratoire P4 Jean Mérieux, financé en partie par la Fondation Mérieux et géré par l’INSERM.

6)Lire et écouter l’émission de Philippe RELTIEN, « Le laboratoire P4 de Wuhan ; une histoire française », France Culture, 17 avril 2020, <s.42l.fr/8T6n12wi>.

7) Peng ZHOU, Shi ZHENGLI et al., « A pneumonia outbreak associated with a new coronavirus of probable bat origin », Nature, vol. 579, n° 7798, mars 2020, p. 270-273.

8) Frédéric KECK, « L’alarme d’Antigone », Terrain, vol. 64, 2015, p. 3-19.

9) Un laboratoire P3 est une installation confinée dans laquelle sont analysés des agents pathogènes dits de « classe 3 », qui peuvent provoquer des maladies graves chez les humains, pour lesquelles il existe des mesures préventives efficaces et un traitement (comme la tuberculose ou le sida). C’est la différence avec les agents pathogènes étudiés dans les P4.

10 )Marc LIPSITCH et Alison GALVANI, « Ethical alternatives to experiments with novel potential pandemic pathogens », PLoS medicine, vol. 11, n° 5, 2014.

11)Comme cet article, cosigné par dix-neuf scientifiques chinois, dont Shi Zhengli, et Peter Daszak : Xing-Yi GE et al., « Isolation and characterization of a bat SARS-like coronavirus that uses the ACE2 receptor », Nature, vol. 503, 30 octobre 2013, p. 535-538.

12)Charles CALISHER et al., « Statement in support of the scientists, public health professionals, and medical professionals of China combatting covid-19 », The Lancet, 7 mars 2020.

13) J’avais présenté ces « Monsanto papers » dans mon film et livre Le Roundup face à ses juges, La Découverte, Paris, 2017.

14) Sainath SURYANARAYANAN, « EcoHealth Alliance orchestrated key scientists’ statement on “natural origin” of SARS-CoV-2 », US Right to Know, 18 novembre 2020, <s.42l.fr/-tkq1D6S>.

15) Courriel de Peter Daszak à Linda Saif, 6 février 2020, <s.42l.fr/NNgPyxCh>.

16) Shannon MURRAY, « Scientists who authored article denying lab engineering of SARS-CoV-2 privately acknowledged possible lab origin, emails show », US Right to Know, 11 août 2021, <s.42l.fr/INa_zU_P>.

17) Shan-Lu LIUI et al., « No credible evidence supporting claims of the laboratory engineering of SARS-CoV-2 », Emerging Microbes & Infections, 26 février 2020.

18) Kim HJELMGAARD, « What about covid-20 ? U.S. cuts funding to group studying bat corona- viruses in China », USA Today, 9 mai 2020.

19) Sam HUSSEINI, « Peter Daszak’s EcoHealth Alliance has hidden almost $40 million in Pentagonfunding and militarized pandemic science », Independent Science News, 16 décembre 2020; pour la liste des contrats, voir : « Spending by transaction », USA Spending.gov, <s.42l.fr/hG-durY3>.

20) Pour Decentralized Radical Autonomous Search Team Investigating Covid-19 (équipe de recherche autonome radicale décentralisée enquêtant sur la covid-19).

21) « How EcoHealth Alliance and the Wuhan Institute of Virology collaborated on a dangerous bat coronavirus project : “The DARPA DEFUSE Project” », DRASTIC Research, 20 septembre 2021, <s.42l.fr/vEQ1bZ0P>.

22)Cité par Manon AUBLAN, « Coronavirus : qu’est-ce que “DRASTIC”, le collectif indépendant qui en- quête sur l’origine de l’épidémie ? », 20 Minutes, 29 mars 2021.

23) Paul THACKER, « Covid-19 : Lancet investigation into origin of pandemic shuts down over bias risk », British Medical Journal, 1er octobre 2021.

24) On peut lire l’intégralité de la lettre sur mon blog : « Le soutien “inconditionnel” du prof. Didier Sicard à La Fabrique des pandémies », blog.m2rfilms.com, <s.42l.fr/vaftWfMF>.

Comment protéger les enfants des fausses allégations de pédophilie

« L’affaire d’Outreau », comme on dit pudiquement, a vingt ans. Ce soir, France 2 lance la diffusion d’une série documentaire, consacrée à  l’un des plus grands fiascos judiciaires français. De 2002 à 2008, j’ai réalisé trois documentaires et un livre sur ce que les experts appellent  » les fausses allégations de pédophilie ». Mon intérêt pour ce sujet à haut risque, car politiquement très incorrect, est né lors du tournage d’un 52′  (diffusé sur Envoyé spécial en 2000) dans un centre de soins psychiatrique de la MGEN (la mutuelle des enseignant.e.s), situé à La Verrière (Yvelines). Y sont pris en charge les instituteurs et professeurs qui « pètent un câble », en raison de leurs conditions de travail (harcèlement, violences, etc). J’y avais découvert que plusieurs patient.e.s récemment hospitalisé.e.s souffraient d’un syndrome post-traumatique, provoqué par une fausse allégation de pédophilie. Ces enseignants – c’était surtout des hommes- avaient certes été blanchis par la justice après des années de procédure, mais n’arrivaient pas à s’en remettre et étaient incapables de retourner dans une classe. Peu de temps après ce tournage, je participais à une réunion de parents d’élèves, organisée par l’école primaire, que fréquentaient mes trois petites filles. La direction nous avait annoncé qu’à la demande des instituteurs la classe verte annuelle serait supprimée, en raison des « risques » que comprenait ce genre d’initiative.

Je rappelle qu’à l’époque, après des décennies d’omerta y compris dans l’Education nationale, la pédophilie et les violences sexuelles contre les enfants étaient entrés en force dans le débat public, en raison notamment de l’affaire Dutroux (1996), qui avait tétanisé l’Europe. Un an plus tard, Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire, avait publié une circulaire, baptisée « circulaire Royal », qui enjoignait à tous les chefs d’établissement de saisir directement le procureur , dès que leur était rapportée une suspicion de geste ou de parole prétendument  « déplacés ». Cette judiciarisation automatique du moindre ragot de cour de récréation eut bien sûr un effet désastreux, avec une avalanche de plaintes infondées , traitées dans le cadre d’une justice d’exception, dont les victimes sont les adultes injustement accusés et aussi les enfants. J’ai résumé les dérives alors observées par des juristes et avocats courageux dans l’article que j’avais rédigé sur ce Blog, en soutien à Ibrahim Maalouf.

Je mets en ligne deux des documentaires que j’ai réalisés.

Le premier « L’ère du soupçon » (diffusé sur France3) raconte l’histoire d’un instituteur, accusé à deux reprises, puis blanchi par la justice. On y découvre l’un des acteurs clés de ces affaires: la rumeur.

Le second « L’ère du soupçon » (diffusé sur France 5) qui s’appuie sur mon livre éponyme, présente plusieurs cas d’enseignants, injustement accusés, mais aussi les travaux réalisés Outre-Atlantique, par des psychologues, qui ont développé des outils permettant aux policiers, gendarmes, et juges, de recueillir dans des conditions non intrusives la parole des enfants. Les études expérimentales qu’ils ont conduites montrent qu’on peut tout faire dire à un enfant avec des questions suggestives, au risque de provoquer des désastres judiciaires comme celui d’Outreau.

 

Les 100 photos du siècle: Guérilla au Nicaragua, 13/100

 

A un moment de ma vie, j’ai partagé avec Susan Meiselas, photographe à l’agence Magnum, une affection particulière, pour le Nicaragua, un petit pays d’Amérique centrale, qui avait réussi, en juillet 1979, à bouter hors du pays le dictateur sanguinaire et corrompu Anastasio Somoza. En 1936, son père avait fait assassiner Sandino, le héros indépendantiste, qui donnera son nom à la guérilla du FSLN (Frente Sandinista de Liberación Nacional), dirigée par un certain Daniel Ortega. Celui-ci avait croupi pendant sept ans dans les prisons de la dictature de la dynastie Somoza, que les Etats-Unis ont toujours soutenue, y compris militairement. L’histoire de la fin de la dictature  a été racontée dans le film Underfire (1983) de Roger Spottiswoode, dans lequel joue Trintignant.

La révolution sandiniste a soulevé beaucoup d’espoir, car elle voulait tracer une troisième voie, entre le libéralisme capitaliste et le communisme pro-soviétique, dont se réclamaient alors des pays comme Cuba ou le Vietnam. C’est ainsi, qu’à peine sortie de l’école de journalisme, je me suis envolée pour le Nicaragua, en juillet 1985, en intégrant une « brigade de solidarité »: ces groupes de volontaires étaient répartis dans des endroits stratégiques du pays, où ils passaient trois semaines, dans le but de dissuader la « contra »,-  les para-militaires antisandinistes, financés et armés par l’administration de Ronald Reagan-, de perpétuer leurs forfaits. Postés au Honduras, les contras faisaient des incursions au Nicaragua pour assassiner de préférence les instituteurs, les leaders communautaires ou les infirmiers, qui symbolisaient la révolution sandiniste. Ma brigade, constituée d’une dizaine d’intellectuels et de militants politiques français, s’est retrouvée à Sébaco, une petite ville située dans le Nord du pays, non loin de la frontière hondurienne, où nous étions censés participer à la construction d’une usine de conserves. J’écris « censés », parce qu’aucun de nous n’avait jamais travaillé sur un chantier!

Aujourd’hui, la situation du Nicaragua est dramatique. C’est de nouveau une dictature, dirigée par … Daniel Ortega. L’ancien chef du FSLN  a dirigé le pays de 1979 à 1990, date à laquelle son opposante Violetta Chamorro a gagné les élections, avec le soutien des Etats-Unis.  Ortega a repris le pouvoir en 2007, et il  ne l’a plus quitté depuis 27 ans, avec son épouse Rosario Murillo, vice-présidente.  Le couple infernal mène le pays d’une main de fer, en écrasant systématiquement toute forme d’opposition: persécution judiciaire, notamment contre les journalistes et les membres de l’Eglise, arrestations arbitraires (on compte 255 prisonniers politiques). Comme au temps de Somoza, des dizaines de milliers de Nicaraguayens ont pris la route de l’exil.

J’ai filmé cette vidéo en 1998, à un moment où Arnaldo Aleman, un homme d’affaires nicaraguayen, dont les parents étaient proches de Somoza, et dont la campagne avait été financée par les anticastristes cubains de Miami, était président du pays. Pendant son mandat, qui s’est terminé en 2002, il a amassé 250 millions de dollars, ce qui lui valut d’être classé en 2004  » parmi les 10 dirigeants les plus corrompus que la planète ait connu au cours des 20 dernières années », d’après l’ONG Transparency International…