Olivier Père

Le Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel

ARTE diffuse ce soir Le Journal d’une femme de chambre (1964) à 20h50. Luis Buñuel filme le roman d’Octave Mirbeau, auteur français qui figurait parmi les lectures de jeunesse du cinéaste, aux côtés de Huysmans (cité dans le film), Pierre Louÿs (Cet obscur objet du désir est une nouvelle adaptation de La femme et le Pantin) sans oublier Sade, dont l’influence traverse toute la filmographie de Buñuel.

Le Journal d’une femme de chambre marque le début de sa collaboration avec Serge Silberman (producteur) et Jean-Claude Carrière (scénariste, adaptateur et même acteur occasionnel – ici le rôle du prêtre) et se distingue des adaptations littéraires sulfureuses et choque bourgeois dont un certain cinéma français « de qualité » s’était fait la spécialité les années 50.

Il n’empêche que Le Journal d’une femme de chambre est le film le plus noir et le plus désespéré de Buñuel, toutes périodes confondues. Certes le cinéaste ne perd pas tout à fait de sa fantaisie et de sa tendresse pour certains personnages. Célestine a toute son admiration, et le patriarche fétichiste et maboul rejoint la longue liste de vieux misanthropes pervers qui ont toujours eu la sympathie de Buñuel. Mais le film propose une galerie de personnages hideux, ridicules ou pathétiques dont les vices et les idées font froid dans le dos et se déroule dans une atmosphère irrespirable. Le Journal d’une femme de chambre est un catalogue effrayant de l’hypocrisie, la mesquinerie, la frustration et la bassesse humaine, véritable marécage mental et moral dans lequel est plongé Célestine dès son arrivée au château, et qu’elle va devoir affronter avec comme seules armes son intelligence et sa féminité.

Ils sont les représentants d’une bourgeoisie campagnarde en pleine décadence mais aussi des groupuscules nationalistes, antisémites et patriotes nés sur les cendres de la Première Guerre mondiale. Le palefrenier Joseph (interprété par Georges Géret), brute fasciste, grand lecteur de l’Action française, violeur et assassin d’une petite fille, est sans doute l’être le plus abject qu’on puisse imaginer : Célestine va mener sa propre enquête pour tenter de le démasquer, allant jusqu’à coucher avec lui pour le faire avouer et à fabriquer une fausse preuve pour le faire arrêter par la police. En pure perte. Le Journal d’une femme de chambre enregistre le triomphe du mal : celui d’un assassin ordinaire et aussi de la peste brune qui allait s’étendre sur toute l’Europe quelques années plus tard (Buñuel et Carrière ont déplacé l’action du roman du début du siècle aux années trente, pour la rendre synchrone avec la montée du nationalisme et l’arrivée du nazisme : le film s’achève sur une manifestation d’extrême droite à Cherbourg, sous un ciel d’orage.)

Comme à son habitude, Buñuel se coule dans le moule de la production et de la culture d’un pays qui n’est pas le sien (ici la France avec ses écrivains, son histoire contemporaine et ses acteurs) en déjouant tous les pièges de l’académisme. Il s’entoure de comédiens exceptionnels, appartenant au vedettariat ou au monde du théâtre, des seconds rôles ou des figurants qu’il va réemployer régulièrement dans ses films français. Deuxième apparition de Michel Piccoli chez Buñuel, après La Mort en ce jardin, dans un contre emploi saisissant de bourgeois idiot et veule humilié en permanence par son épouse frigide, son beau-père et ses voisins, qui finira par commettre lui aussi un viol immonde sur la personne d’une pauvre domestique et commettant le pire des sacrilèges pour Buñuel : invoquer l’amour fou au sujet d’une simple satisfaction bestiale.

Fidélité au surréalisme qui se retrouve aussi dans des détails fétichistes et un bestiaire onirique  – papillon tué à coup de carabine, escargots rampant sur les jambes ensanglantées d’un cadavre de fillette…

Interprétation géniale de Jeanne Moreau, dans l’un de ses meilleurs rôles, qui parvint à surprendre et à impressionner Buñuel lui-même. Elle s’empare du personnage de Célestine et lui confère une complexité et une opacité troubles, y compris dans ses motivations, son désir sexuel et sa volonté ambiguë d’accéder elle aussi à la condition de maîtresse de maison.

Le Journal d’une femme de chambre sera suivi à 22h25 du documentaire inédit Dans l’œil de Buñuel de François Lévy-Kuentz, excellente introduction à l’œuvre du cinéaste espagnol, puis de Viridiana (1961) à 23h50, autre chef-d’œuvre sur lequel nous aurons l’occasion de revenir bientôt.

 

 

 

 

 

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