Olivier Père

La Belle et la Bête de Jean Cocteau

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Jean Cocteau, ARTE diffuse ce soir à 20h50 La Belle et la Bête (1946) dans une nouvelle version restaurée, suivi à 22h20 d’un documentaire inédit, Cocteau-Marais, un couple mythique d’Yves Riou et Philippe Pouchain (coproduction ARTE, Cinétévé.)

La Belle et la Bête, chef-d’œuvre du cinéma français, bénéficie d’une nouvelle jeunesse avec ses images et ses sons superbement restaurés. Le film est intemporel et n’a jamais perdu son pouvoir enchanteur. Il faut pourtant le remettre dans son contexte historique, celui de la France de l’immédiate après guerre, encore meurtrie et traumatisée par cinq années d’occupation allemande, de privation et d’humiliation, avec de constantes coupures d’électricité qui rendent le tournage du film long – neuf mois ! – et hasardeux.

Ce tournage, Cocteau en a parlé comme nul autre cinéaste avant et après lui dans « le journal d’un film » de La Belle et la Bête, publié aux éditions du Rocher. Ouvrage magnifique et essentiel pour comprendre l’art cinématographique de Cocteau, véritable manifeste esthétique sur la mise en scène et le cinéma, mais aussi pour saisir l’état d’esprit, d’angoisse, d’exaltation et de fatigue d’un artiste au travail.

Devant un ouvrage aussi colossal et téméraire Cocteau somatise et lutte en permanence contre la douleur, l’épuisement. C’est un journal de souffrance physique, où le poète se plaint des terribles maladies de peau, furoncles, allergies, infections qui affligent son corps, le défigurent, comme s’il s’imposait par amour et solidarité les souffrances de la Bête et celle de son acteur Jean Marais obligé de supporter des heures quotidiennes d’un maquillage difficile, pour aboutir au résultat prodigieux que l’on connaît. Mais Cocteau confesse aussi : « Je me demande si ces journées si rudes ne sont pas les plus douces de ma vie. »

Les propos du poète peuvent surprendre, sachant qu’il adapte un conte célèbre de Mme Leprince de Beaumont, mais Cocteau refuse les effets poétiques faciles attachés à un certain type de cinéma français produit pendant l’Occupation. La Belle et la Bête est conçu comme un film libre, et donc de Libération, à l’instar de celui que termine son conseiller technique René Clément avant de le rejoindre sur le plateau, La Bataille du rail, « film admirable joué par des cheminots et des locomotives. » Cocteau a l’idée géniale d’appréhender un film fantastique comme un documentaire, ouvrant la porte à l’imprévu, à la créativité mais toujours dans un souci de travail artisanal, où le truc, l’artifice, sonne plus juste que le petit fait vrai. Il faut aussi lutter contre le flou onirique et être le plus précis possible, pour que l’imaginaire devienne réel.

C’est la raison pour laquelle, même si son cinéma se situe aux antipodes de leurs films à venir, que Cocteau aura une influence aussi grande sur les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague, Truffaut et Godard surtout.

« Ma méthode est simple : ne pas me mêler de poésie. Elle doit venir d’elle-même. Son seul nom prononcé bas l’effarouche. J’essaie de construire une table. A vous, ensuite, d’y manger, de l’interroger ou de faire du feu avec » écrit-il dans la préface de son journal.

Cocteau se méfie des mouvements d’appareils compliqués, vante la beauté des plans fixes, craint l’enluminure et les images trop évidemment picturales. Il devra batailler avec son directeur de la photographie Henri Alekan, maître des éclairages en studio et des compositions académiques, pour lui faire comprendre sa démarche, obtenir un résultat plus spontané, parfois inventé sur le tournage en fonction des aléas de la météo ou de la santé des acteurs. Comme Melville ou Pasolini quelques années plus tard, Cocteau réinvente le cinéma en bouleversant des règles qu’il ignore la plupart du temps, soutenu, aidé et encouragé par son équipe. Sans cette innocence, les images de La Belle et la Bête ne seraient pas aussi saisissantes, avec des trucages aussi primitifs que sublimes, avec les acteurs glissant en direction de la caméra au lieu de l’inverse, les jeux de miroirs, les ralentis et les images qui défilent à l’envers. Sans ce combat de chaque instant contre les éléments extérieurs, les autres et lui-même Cocteau n’aurait pas signé un des plus beaux films de l’histoire du cinéma.

 

 

 

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Un commentaire

  1. derouet dit :

    En effet, un des plus film de l’histoire du cinéma, et pour continuer, il s’agit d’un film initiatique, le merveilleux se déroule dans un temps à lui, hors du temps réel et de toutes époques. Son XVIIe siècle est une création née entièrement de la main de Cocteau et de son imagination. C’est un chef-d’œuvre du symbolisme et, avec Orphée, le film de Cocteau le plus connu. Il s’agit de son second long métrage en tant que réalisateur, après le sang d’un poète (1930).
    Dans les suppléments de l’édition DVD, une intervention très pertinente d’un universitaire français est que pour lui le film présente des analogies avec l’alchimie : ainsi la rose par lequel le malheur arrive ne serait autre que « la quintessence », le fameux « cinquième élément » qui, selon l’ésotérisme occidental, « gouverne l’air, l’eau, la terre et le feu » ; le parc dans lequel vit reclus la bête présenterait de nombreux aspects « animiques » ; et, pour reprendre la terminologie alchimique la belle serait « le mercure », la bête le soufre et le cheval blanc le sel. Influences mythologiques aussi, avec Diane, et certainement influence d’Ovide avec ses métamorphoses. La rose qui scelle le destin de la bête, jusqu’à ce que la belle arrive, est ici un élément négatif par son piquant. Il ne s’agit pas de la rose mystique, mais plutôt d’une fleur ensorcelée qui jeta une malédiction sur le prince. Cocteau était proche des mystiques Rose-Croix relevant de l’hermétisme comme d’ailleurs Erik Satie.
    Film d’une grande richesse visuelle avec des citations plastiques aux tableaux de Vermeer pour tout ce qui concerne les intérieurs réalistes de la maison du marchand dans les séquences du début et ensuite pour l’aspect magique et fantastique, des références à Gustave Doré pour le château, qui ajoute à l’ambiance surnaturelle des lieux. Cocteau : « J’ai choisi Josette Day parce que je l’admire(…) on se trouve en face d’un véritable personnage des illustrations de Gustave Doré. »
    Les décors et costumes sont de Christian Bérard, ils ont été réalisés avec des matériaux de fortune après-guerre, mais l’inspiration de Christian Bérard a permis d’en faire de véritables merveilles qui ont permis de donner au film, ces superbes rendus.
    Il existe plusieurs adaptations du conte de Mme Leprince de Beaumont, publiée à Londres en 1756, alors que cette version n’est que le résumé de celle publiée en 1740 en France par Mme de Villeneuve. Les américaines sont consternantes de bêtises, les deux de chez Disney de 1991 et celle de 2017 sont les pires. Mais la catastrophe complète est la version de Christophe Gans, un ratage prétentieux (référence au mythe Actéon, aux Métamorphoses d’Ovide) à tous les niveaux et d’une grande laideur visuelle, une esthétique digne de l’imagerie de jeux vidéos, avec des couleurs grossières qui dépassent les pires kitscheries hollywoodiennes. Par contre, la version Tchèque de 1979 par Juraj Herz est remarquable.DVD/Bluray chez ES Editions. Une vision très sombre, plus terrifiante du conte, très réussi plastiquement. Les décors, tous magnifiques, rappellent ceux développés alors par Wojciech Has en Pologne, avec cet enchevêtrement de ruines gothiques et de végétation. C’est le deuxième chef-d’œuvre de Juraj Herz avec L’incinérateur de cadavres.

    Je recommande le livre Jean Cocteau : Du cinématographe. Et de visionner les suppléments de l’Édition DVD pour une vision « Alchimiste ».

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