Ijen, du soufre au selfie
« Photo, photo ! » Appareils autour du cou et chaussures de randonnée aux pieds, un couple de jeunes vacanciers bronzés entoure un mineur souriant pour un selfie. Bras toujours tendu, ils tentent de capter assez de réseau pour se connecter à Instagram. Sous le cliché, pêle-mêle, quelques hashtags de vacances tapés à la va-vite : « #Indonésie #Mineur #Selfie #KawahIjen ». Sur les réseaux sociaux, cette mine de soufre perdue aux confins de l’Indonésie a désormais son propre hashtag. Sur TripAdvisor, elle a même son propre forum, où sont postés des dizaines de milliers de commentaires.
Dupliqués à l’infini sur internet, les paysages lunaires du Kawah Ijen attirent chaque mois des milliers de touristes. Comme Paul et Sarah, ils sont arrivés là un peu par hasard, séduits par les récits épiques des vacanciers sur les forums de voyage. Ils slaloment entre les mineurs sur l’unique sentier de trois kilomètres qui serpente jusqu’au cratère, en immortalisant leur passage avant de le partager, à leur tour, sur Facebook.
Culminant à 2799 mètres d’altitude, cette merveille volcanique est devenue en quelques années la coqueluche des réseaux sociaux, à la manière d’un parc à thème. « Si vous vous en sentez le courage, passez par le Kawah Ijen… quel panorama! Et quelle leçon de vie ! », résume un internaute. Figurants hors du commun, les mineurs y jouent leur propre rôle de travailleurs aux conditions de travail dantesques et inchangées depuis le début du XXe siècle. « J’ai peur tous les matins avant d’aller à la mine », avoue Ahmed, l’un des plus âgés d’entre eux. “Mais il vaut mieux ça que de mourir de faim”, lance-t-il hâtivement avant de se frayer un chemin dans un groupe d’étudiants coréens. « Il faut partir avant les grands groupes”, explique un collègue qui lui emboîte le pas. « Sinon, on met trois plombes à monter.”
C’est en 1911, à l’époque coloniale hollandaise, que le soufre a été exploité pour la première fois. Le site du volcan Kawah Ijen, classé parc naturel, est géré par le gouvernement régional de Banyuwangi. Depuis 1968, c’est une société privée basée à Surabaya, à plus de 600 kilomètres du volcan, qui a le permis d’exploitation. La PT Candi Ngrimbi emploie les mineurs en freelance : ils sont entre deux et trois cents à être payés chaque jour au prorata de la quantité de soufre rapportée. La méthode d’extraction – à coup de pioches et de labeur manuel – n’a pas évolué depuis le début de l’exploitation au commencement du XXe siècle. Au total, les mineurs extraient environ quatorze tonnes de soufre par jour. Selon le centre national de volcanologie et de désastres géologiques, cela ne représenterait que 20% de la production potentielle totale.
Après avoir été traité dans une usine de la vallée, le soufre est ensuite vendu pour la production de produits cosmétiques, d’allumettes, d’engrais et d’insecticides ou pour le blanchiment du sucre.



Bondé de minibus, l’immense parking des visiteurs évoque l’entrée d’un parc d’attraction. On s’y ravitaille en soda ou en k-way, on y fait une dernière halte aux toilettes. Dans la file d’attente pour les tickets d’entrée, une famille hollandaise enfile des polaires à leurs enfants pendant que d’autres s’impatientent. Inédit pour une mine encore en activité, cet afflux touristique n’a pas été impulsé par l’Etat, mais bien par l’emballement collectif des internautes.
La région, prise de court par l’arrivée soudaine de nuées de voyageurs, a installé à la hâte une cabane à l’entrée du parc et y a posté un agent. Devant lui, un couple de Français vide son sac à la recherche de coupures égarées, surpris par le montant élevé de l’entrée. Face à la flambée des visites, le prix du billet, d’abord fixé à 1 euro (15 000 rupiah), a été multiplié par dix l’année dernière, à l’ouverture de la haute saison.
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Alors que les touristes ont longtemps préféré les plages balinaises à la traditionnelle île de Java, de nombreux voyageurs ajoutent désormais le volcan à leur itinéraire indonésien. Les tour-opérateurs du pays entier proposent désormais des pack « Ijen » tout inclus, à grand renfort de slogans vantant l’expérience humaine. « Rencontrez les vrais mineurs d’Ijen », peut-on lire sur des panneaux publicitaires d’une agence de voyage à Yojakarta. « Une expérience humaine hors du commun », promet une autre. Certains voyagistes proposent même une offre « lune de miel » au Kawah Ijen, photos de mariage au sommet de la mine en option. Alors, en bateau depuis le port de Bali, en avion depuis Surabaya – l’aéroport le plus proche – ou en Jeep depuis l’autre bout de Java, les touristes affluent désormais de toutes part de l’archipel.
Aujourd’hui, le volcan prend des airs de rite initiatique. Sur le parking, une mère de famille allemande explique à sa voisine qu’elle emmène ses trois enfants visiter la mine « pour qu’ils comprennent la chance qu’ils ont ». La barrière d’entrée passée, les gamins sèment leur mère et commencent l’ascension du volcan, longue d’une heure et demie environ. Sur le chemin escarpé, ils zigzaguent entre les mineurs portant leurs paniers vides. Une fois arrivés sur l’arête du volcan, ils les laisseront descendre seuls dans ses entrailles, neuf cents mètres plus bas. « Bordel ! », lâche le plus grand, plissant les yeux. Devant le spectacle de ces hommes défiant les émanations de gaz toxiques pour décrocher des bouts de soufre à l’aide de pieux et de barres de fer, les trois frères restent silencieux un instant.

Instagram/davina.mds293
Ce matin là, Badawi, la cinquantaine passée, transporte une centaine de kilos sur le dos, mais s’arrête tous les dix mètres pour attendre les touristes téméraires qu’il a promis de guider au fond de la mine contre quelques billets supplémentaires. Une fois ressorti de cet immense trou infernal, il va devoir dégringoler le flanc du volcan d’une traite, sous peine d’y laisser les genoux: entraîné par les poids de sa charge de soufre et la pente abrupte, aucun moyen de le freiner. Comme les autres, il crie parfois pour signaler aux touristes leur arrivée. Médusés, les voyageurs découvrent la mine avec l’impression d’effectuer un retour dans le temps.
Une jeune Française, lunettes de soleil vissées sur le nez, explique qu’elle est venue voir ce lieu de travail, « qui est finalement assez exceptionnel ». Elle avait été prévenue, mais elle reste vraiment « choquée » par le manque d’équipement des mineurs. « Je n’en reviens pas de leurs conditions de travail. Ils n’ont pas de masque à gaz, pas de chaussures fermées… » Elle finira par laisser un pull à un des plus âgés avant de rejoindre son hôtel. “Heureusement, on a pris un truc bien. Avec une piscine, et tout. On va se prendre quelques bières, je pense qu’on a besoin de décompresser après ça.«
Chaque jour, les deux cents ouvriers extraient manuellement plus de quatorze tonnes de soufre des flancs du volcan. Entre 80 et 160 kilos par jour et par personne, le tout pour 0,05 centime d’euros par kilo. Bilan de la journée : 4 à 8 euros de gagnés.
« Heureusement, on a pris un truc bien. Avec une piscine, et tout. On va se prendre quelques bières, je pense qu’on a besoin de décompresser après ça. »
Même en saison des pluies, l’étrange parc d’attraction ne désemplit pas. A tel point qu’aujourd’hui, au Kawah Ijen, le selfie est devenu vingt fois plus rentable que le soufre pour les mineurs. Chaque kilo extrait du cratère rapporte 0,05 euro à celui qui le redescendra dans la vallée. Monnayée à environ un dollar, la photo prise avec un touriste, elle, rapporte beaucoup plus.
Certains mineurs sont même devenus des stars d’Instagram. Supriyanto approche tous les voyageurs croisés sur son chemin pour leur proposer de prendre la pose. Sourd, et incapable de se souvenir précisément de son âge, le porteur de soufre a posé devant tant d’appareils étrangers qu’il revient inlassablement sur les photos de touristes postées en ligne. Loin de soupçonner sa gloire numérique, ni l’existence même de ces clichés sur Instagram, il se contente de sourire quand on l’interroge sur son succès photogénique, avant de reprendre son chemin vers la vallée.
Le selfie n’est pas le seul moyen de tirer profit de la présence de touristes sur le site. En pause cigarette dans le seul warung (le café local) sur le chemin du volcan, deux jeunes hommes taillent des silhouettes de tortues et de Hello Kitty dans des morceaux de soufre. Ils les échangeront contre quelques dollars aux touristes arrêtés à l’échoppe. Lucas, jeune tatoué de 28 ans, vient d’en payer une au prix fort. Il hausse des épaules. « Ils profitent de notre présence ici. Et je pense qu’ils ont bien raison. » Assis à côté, un mineur raconte avec des grands gestes à une famille française le passage éclair sur la mine de Nicolas Hulot, pour son émission Ushuaïa, en 1997. En presque vingt ans, la légende a pris de l’ampleur. On parle de deux cents porteurs pour les caméras, et d’hélicoptères qui ont déposé le journaliste directement sur l’arête du volcan.
Un peu plus loin, façon fête foraine, des mineurs prêtent leurs paniers chargés à des jeunes Australiens qui tentent de les soulever pour tester leur propre force. Sans succès. La plupart ne parviennent même pas à les décoller du sol. “Vous, vous faites ça en tong, torse nus, et puis vous grimpez, alors que nous on galère déjà à monter avec notre sac à dos !”, lance l’un deux en anglais, devant la mine perplexe de son interlocuteur javanais.
« Les mineurs profitent de notre présence ici. Et je pense qu’ils ont bien raison. »
L’endroit reste difficile d’accès, mais les autorités locales déploient tous les moyens possibles pour le promouvoir. Site internet, courses itinérantes à VTT rassemblant des équipes du monde entier : tout est bon pour faire connaître la région. Les mineurs ont même reçu des tee-shirts « I love Banyuwangi », à porter sur le volcan. Au pied de la mine, sur le parking, Pak Rohama sert justement un groupe de cyclistes allemands. Il a ouvert son café avec sa femme sur les conseils d’un touriste avisé. Il y vend des boissons fraîches et du riz frit, mais aussi des cartes postales affichant les mineurs devant le cratère, et des tee-shirts « I love Kawah Ijen ». Parfois, pour arrondir les fins le mois, il monte sur le volcan pour y récupérer un peu de soufre.
Depuis un an, des chaises à porteurs ont fait leur apparition sur les chemins escarpés de la mine. Rappelant des pratiques de l’époque coloniale, ces chaises bricolées et portées à bras d’hommes charrient de riches Indonésiennes ou Malaisiennes, maquillées et parfumées, jusqu’au sommet du volcan. Vêtues de pourpre, deux d’entre elles intiment à leurs porteurs de faire une halte au warung qui jalonne le chemin, pour prendre une ou deux photos, et boire un thé au passage. Pour s’épargner l’effort de la randonnée, elles ont chacune déboursé une cinquantaine d’euros. Entre le tourisme de découverte et le voyeurisme monétarisé, la frontière semble étroite.
« C’est moche, on dirait qu’on est dans un zoo, qu’on est là pour les observer comme des singes », constate Maria, jeune infirmière espagnole troublée par sa visite. « J’ai eu l’impression d’être plongée dans une foire, et ça m’a profondément dérangée. » Elle mime de ses mains les appareils photos des autres voyageurs – « Mira mira, foto ! » -, agacée par le spectacle qui se déploie sous ses yeux. Une photo et un sourire : voilà à quoi se résument souvent les interactions entre visiteurs et mineurs. Attrapée au vol avec son compagnon de voyage, Maria s’apprête justement à rejoindre sa Jeep pour s’en aller pique-niquer ailleurs. Théâtre d’une drôle de cohabitation, la mine du Kawah Ijen ne suscite pas toujours l’approbation de ceux qui la découvrent. Conjugués aux râles des mineurs, les cliquetis des appareils photos confèrent une drôle d’atmosphère.
« J’ai eu l’impression d’être plongée dans une foire. »

Chaises à porteurs
« C’est surprenant que la mine n’ait pas installé un ascenseur pour hisser le soufre à son sommet, où des voies ferrées pour transporter le minerai jusqu’à son centre de pesée », s’étonne Gilles, un Français en plein tour du monde. Au fond du cratère, les conditions de travail sont restées inchangées malgré l’essor du tourisme. Les masques à gaz ont certes fait leur apparition sur le site, mais sur les visages des touristes. Pourtant, les vapeurs de soufre pur qui émanent du lac turquoise – le plus acide de la planète – sont hautement toxiques. Troubles neurologiques, difficultés respiratoires, lésions oculaires et brûlures abaissent à 50 ans l’espérance de vie des mineurs. À force de porter de telles charges, les dos des ouvriers se déforment et leurs épaules se couvrent d’hématomes et de cicatrices indélébiles.

Un mineur au dos abîmé.
Sur l’arête du volcan, deux jeunes Anglais se sont calés entre deux rochers pour immortaliser leur exploit sur Instagram. “On a survécu !”, lance le plus jeune. Malgré l’interdiction officielle faite aux touristes, ils sont comme beaucoup descendus dans les entrailles du volcan avec les mineurs. Les gouttes de sueur qui perlent sur leur front témoignent de leur périple. “On a vraiment cru qu’on sortirait jamais de là. Ils devraient mettre un panneau plus grand pour signaler le danger. Je n’arrive pas à croire qu’il y a des mecs qui font ça tous les jours…” Un peu plus loin, alors que l’air se raréfie en se rapprochant des fumées nocives, un couple d’étudiants interroge un homme d’une cinquantaine d’années qui allume une cigarette. “Tu fumes jusqu’en bas de la mine ?”, osent-t-ils. “Oui”, répond l’intéressé, surpris de la question. “Si je ne fume pas, comment tenir ?”







Peu de touristes ont conscience que les travailleurs ne touchent rien de la somme dont ils se sont acquittés à l’entrée. Aucun panneau pédagogique n’a été conçu à leur effet, et certains repartent même d’Ijen sans savoir à quoi sert ce soufre, si chèrement extrait des entrailles de la mine.
C’est là tout le paradoxe du Kawah Ijen. Chaque jour, Indonésiens et voyageurs se côtoient sur les flancs de ce volcan, sans jamais se rencontrer. Éclats de rire versus sourires crispés. Les uns semblent effectuer une promenade de santé, armés de bâtons de randonnée, de perches à selfie et de chaussures de montagne, tandis que les seconds, Sisyphe modernes, peau à vif et tongs aux pieds, réitèrent inlassablement cette éprouvante ascension.
18h, la nuit tombe alors que les chants des mosquées du village se mêlent un râle confus. Dans une contre allée, un groupe de touristes en mini-short achète des biscuits, sous le regard attendri de la caissière qui fait passer entre ses doigts leur longues tresses blondes. “Regarde comme elles sont ravissantes”, lance-t-elle à son mari. Grognement du fond de la boutique. “Arrête de les flatter. Depuis l’ouverture de ce putain d’hôtel en bas de la rue, ils débarquent dans la boutique tous à moitié nus. Ça ne donne pas une belle image aux enfants.”
Le bassin minier, dont certains endroits reculés n’étaient pas encore reliés à l’eau courante et à l’électricité il y a dix ans, se métamorphose depuis que sa gare et ses routes bondées de minibus crachent des touristes tout au long de l’année. Dans les villages, les cahutes des mineurs et les hôtels des touristes se construisent côte à côte dans un étrange voisinage. Le long des routes en terre, des enfants font voler des cerfs-volant en slalomant entre les mobylettes. En regardant par la fenêtre de la Jeep, les toits en taule et les poulaillers se succèdent inlassablement, brièvement interrompus par des façades d’hôtels neufs en béton. Baptisé avec peu d’originalité, l’Ijen Cliff s’est érigé dans le contre-bas de deux rizières, à une centaine de mètres des Ijen Villas. Le Kawah-Ijen Inn, lui, s’est bâti entre une maisonnette de kampung peinte en vert et la mosquée du village.
« Depuis l’ouverture de ce putain d’hôtel en bas de la rue, ils débarquent dans la boutique tous à moitié nus. Ça ne donne pas une belle image aux enfants. »
Dans la vallée, des professionnels du tourisme tentent de rendre profitable à tous cette cohabitation anarchique. C’est le cas de Ganda. À 24 ans, il tient une petite auberge de jeunesse, le Kampung Osing, dans un hameau voisin de la mine. Après des études d’ingénieur dans l’immense ville portuaire de Surabaya, le jeune homme n’a pas trouvé d’emploi. « Alors, je suis rentré à la maison, et j’ai ouvert l’auberge », explique le jeune homme en haussant les épaules.
Son père, contrôleur des impôts, est l’un des notables du village. La famille possède même les deux premières maisons « en dur » du coin, précise le jeune gérant. Il relègue donc ses parents dans la plus petite des maisonnettes et investit la plus grande pour y ouvrir sa chambre d’hôtes. Après avoir étudié la concurrence, Ganda décide de faire le pari du tourisme « authentique ». « Ici, je propose une expérience dans un vrai kampung [village], avec de vrais gens, dans la vraie Indonésie. » Il propose aussi des visites du Kawah Ijen, mais emploie des mineurs, parfois d’anciens camarades de classe, en tant que guides pour ses baroudeurs. Et le concept marche : en deux ans, le jeune homme a rempli son auberge et devenu une star sur TripAdvisor. A tel point qu’il a agrandi l’espace, pour construire de nouvelles chambres.
« Ici, je propose une expérience dans un vrai kampung, avec de vrais gens, dans la vraie Indonésie. »
Rare, cette tentative de tourisme équitable se noie en réalité dans l’offre du tour tout inclus, aux normes de confort occidentales. Villas privées, wifi et piscines à débordement, facturées une centaine d’euros la nuit… Entre les rizières et les villages en tôle, plusieurs hôtels de luxe se sont mis à pousser. Les établissements promettent « un cadre calme et idyllique tout près du somptueux Kawah Ijen », précisant tout de même aux clients que « la connexion internet et le débit d’eau sont parfois hasardeux ». Mais l’offre haut-de-gamme est loin d’être la plus sollicitée. Dans la vallée, ce sont surtout les hôtels-dortoirs pour voyageurs à petit budget qui pullulent.
L’un des plus fréquentés est le Catimor Homestay. Nichée dans une plantation de café, l’ancienne bâtisse coloniale et ses quarante chambres affichent « complet » en pleine saison. Ici, le confort est basique. Dans le parking de l’hôtel, des bus de touristes australiens, français, anglais, américains et asiatiques se croisent. Ils ont atterri au Catimor dans le cadre d’un tour organisé : pour une centaine d’euros, les agences de voyages javanaises proposent la visite du très connu Mont Bromo et de son petit frère, nouvelle star touristique, le Kawah Ijen. Tous les soirs, la même chorégraphie : les Jeep et minibus déversent des grappes de touristes devant l’entrée de l’établissement sur le coup des 17h, alors que le soleil se couche et que le muezzin commence sa prière.
Souvent, ils ont roulé toute la journée. Ce soir-là, un groupe de Russes s’énerve à la réception car il n’y a pas les chambres qu’ils avaient voulues, pendant que deux Australiens errent dans les couloirs poussiéreux à la recherche d’un signal wifi. Attablés dans un immense hall sous des néons blafards, les groupes de touristes se forment pour préparer les heures de départ du lendemain. Deux Françaises cherchent à se greffer à un groupe qui ne part pas trop tôt. Un Serbe, ne parlant pas anglais, cherche un interprète pour s’organiser. La plupart ont prévu leur coup et ont avec eux des petites coupures à donner aux mineurs, d’autres ont acheté des paquets de kretek, les cigarettes locales au clou de girofle, à distribuer le lendemain. Après leur visite, ils repartiront directement vers Bali, ses plages, ses plongées, et ses boîtes de nuit.
« C’est quand même dingue qu’avec tous les touristes qui passent, ils n’aient pas amélioré les conditions de travail des mecs« , lance Anton en décapsulant une bière achetée dans l’arrière-boutique du warung du coin. Assis autour d’une table en bois avec ses compagnons de voyage, il fait défiler sur un iPad les photos de leur trek. Les cendriers débordent déjà. « Ça va venir », avance timidement son voisin. « Quoique, ça fait plus de cent ans que ça dure… »



En effet, le quotidien des mineurs ne s’est pas modernisé malgré les visiteurs qu’ils attirent de plus en plus nombreux. Pire encore, le développement touristique de la mine semble tenir en tenailles ses porteurs de soufre et leurs dantesques conditions de travail. Sans ce spectacle tout en chair et en sueur, la mine devient hélas beaucoup moins photogénique.
En projet durant un temps, l’installation de monte-charges sur les flancs du cratère afin de faciliter l’extraction du soufre, a officiellement été abandonnée au motif que ça défigurerait un paysage classé parc naturel. D’autres rumeurs bruissant dans les villages de la vallée, laissent entendre que c’est plutôt la compagnie chinoise propriétaire de la mine depuis 1968 qui freine l’amélioration des conditions de travail, par désintérêt. Les professionnels du tourisme portent un regard plus cynique sur la situation. Ainsi, Régis, Français expatrié à Bali, organise régulièrement des treks à Ijen avec des voyageurs. Pour lui, il ne fait aucun doute que cette absence d’amélioration est volontaire.
Sans syndicats, et sans contrat, les mineurs sont non seulement les marionnettes de l’exploitation minière, mais également celles de l’industrie du tourisme. Les travailleurs d’Ijen sont tiraillés entre deux mondes. Certains ont juré fidélité à leur industrie nourricière depuis toujours, celle de la mine, celle où ont travaillé avant eux leurs pères, leurs grands-pères. Après tout, leur salaire – environ 8 euros par jour – n’est-il pas légèrement au dessus de la moyenne nationale ? D’autres se disent prêts à délaisser leur gagne-pain historique pour une hypothétique vie meilleure, conscients de toucher un salaire dérisoire.
La société privée qui exploite la mine, elle, a vite demandé à ses employés de faire un choix et a ordonné le licenciement immédiat de tout travailleur qui serait pris à guider des touristes. Qu’importe qu’ils ne soient pas salariés de l’entreprise et qu’ils n’aient jamais signé de contrat. Depuis le début de l’année, douze employés chargés de soufre ont été éconduits, « pour l’exemple« .
Sam est de ceux-là. Longtemps mineur, il a succombé aux chants des touristes, et aux extras financiers conséquents qu’ils peuvent rapporter. « J’ai trois enfants à ma charge, il faut bien que je leur paie des études. » Alors il est devenu guide, en complément de son activité de mineur. À Ijen, cette double activité est passible de licenciement.
« J’ai trois enfants à ma charge, il faut bien que je leur paie des études. »
Assis sur les marches de l’hôtel après l’interview, Sam lance un regard à son nouveau patron, vingt ans plus jeune que lui. « En parlant de ça… » Légère hésitation. « Mon fils a 16 ans maintenant. Il serait temps qu’il trouve un travail. Pas question qu’il travaille dans la mine. » Silence. Dehors, l’air se fait lourd. « T’aurais pas une petite place à l’hôtel ? »
A propos de Mineurs du monde
Le programme Mineurs du Monde a été initié par la Région Nord-Pas de Calais en 2010 pour valoriser l’Histoire de son bassin minier et la mémoire de ses gueules noires, en résonance avec le temps présent des bassins miniers de France, d’Europe et du monde.
Mineurs du Monde, en partenariat avec l’École Supérieure de Journalisme de Lille et Sciences Po Lille, a lancé le dispositif « Bourses Reporters » qui propose chaque année aux étudiants du supérieur des bourses afin de réaliser un reportage multimédia sur un bassin minier du monde. Associé au projet, ARTE Reportage diffuse les travaux de trois groupes d’étudiants réalisés en 2015 : « Ijen, du soufre au selfie », « Pologne : le pays du charbon enterre ses mineurs » et « Mines du Québec, le futur est déjà là ».
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