Olivier Père

Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel

Aujourd’hui sort dans les salles françaises Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel (independencia distribution) après avoir été découvert en première mondiale au Festival del film Locarno l’année dernière, et connu une belle carrière dans les festivals internationaux.

Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, anthropologues, artistes et cinéastes, avaient coréalisé, chacun de leur côté, les excellents Sweetgrass et Foreign Parts, beaux exemples d’essais documentaires de création. L’aventure de Leviathan les a embarqué dans des contrées cinématographiques inconnues et sans précédents, qui repoussent les frontières et les limites du documentaire et de l’idée de mise en scène en général.

En embarquant sur un chalutier pour dresser le portrait d’une des plus vieilles entreprises humaines, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor témoignent, dans un flot d’images sidérant, de l’affrontement qui engage l’homme, la nature et la machine. Tourné à l’aide d’une dizaine de petites caméras numériques ballottées au gré du vent et des vagues, sanglées aux corps des pêcheurs, aux cordages du bateau, gommant tous repères, et où la mer et le ciel finissent par se confondre, ce documentaire nous avertit des menaces de la pêche intensive autant qu’il révèle la beauté foudroyante des entrailles de l’océan.

Le titre fait référence au monstre biblique, à l’ouvrage philosophique de Hobbes sur l’état, tandis que les cinéastes ont choisi de tourner au large de New Bedford qui est le port du Moby Dick de Melville, mais aussi le symbole de la crise qui frappe le secteur de la pêche industrielle sur la côte est et tout le système économique américain. Pourtant les références religieuses, littéraires et philosophiques s’estompent devant une création qui convoque avant tout les sens, véritable expérience physique, qui n’est certes pas dénuée de sens et délivre une vision écologique et politique du monde très alarmiste, à défaut d’un message ou d’un discours.

Difficile de faire plus immersif que ce film dénué de tout commentaire et de paroles – rendues inaudibles par les conditions épouvantables dans lesquels les pêcheurs travaillent jour et nuit et pendant plusieurs semaines à bord de gros chalutiers. Le film est d’une grande beauté, convulsive, poétique, sidérante, sans jamais occulter la violence et la terrible réalité des conditions de travail des pêcheurs, que nous ressentons tout au long du film.

Leviathan possède une dimension cosmique, plongeant les hommes au milieu du chaos des éléments naturels, l’eau le vent, offrant des perspectives animales – poissons, oiseaux – perdues au milieu des regards humains.

On est en droit de se demander si Leviathan est encore du cinéma, tant l’expérience de spectateur est inhabituelle, choquante et éprouvante. La réponse est oui, même si Leviathan bouleverse tous les dogmes de la création cinématographique, de l’appréhension d’un film par ses auteurs et ses spectateurs. L’inscription dans une durée et un montage fruit d’une longue réflexion, à l’inverse du caractère aléatoire des 150 heures d’images tournées l’éloignent d’une installation audiovisuelle, même si le travail des cinéastes a également donné lieu à des prolongements muséographiques. Brisant les règles du documentaire, Leviathan s’inscrit finalement dans une tradition de l’art baroque, véritable tableau en mouvement où la figuration se transforme en abstraction. Le chaos, le sang, une bande-son paroxystique permettent aussi d’évoquer les plus brutaux des films d’horreur. Le Leviathan était un monstre marin, Leviathan est un film monstre.

 

 

 

 

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