Olivier Père

Jess Franco (1930-2013)

Le cinéaste espagnol Jess Franco est mort mardi 2 avril. Il a rejoint son épouse et égérie Lina Romay disparue il y a à peine plus d’un an.

Avec près de deux cents films au compteur, réalisés entre 1959 et 2012 (les derniers produits par ses fans pour le marché vidéo) Jess Franco restera l’un des cinéastes les plus prolifiques de l’histoire du cinéma. L’un des plus fous aussi. Car ce record concerne une filmographie délirante placée sous le signe de l’érotisme, du fantastique, du jazz, de la littérature populaire, voire de tout et de n’importe quoi.

Jesùs Franco Manera (c’est son vrai patronyme, mais il adoptera au cours de sa carrière une dizaine de pseudonymes plus ou moins farfelus selon les périodes de sa vie, souvent empruntés à des noms de jazzmen admirés comme Clifford Brown) naît à Madrid en 1930. Cinéphile boulimique, musicien de jazz, assistant réalisateur, acteur récurrent dans ses propres films, il connaît le succès en mettant en scène L’Horrible Docteur Orlof (Gritos en la noche, 1962), réponse espagnole au cinéma gothique qui triomphait dans les salles de quartier, mixture des films anglais de la Hammer et surtout des Yeux sans visage de Georges Franju. Après ce titre majeur de l’épouvante européenne, Franco sent le soufre. Des films comme Dans les griffes du maniaque, Necronomicon, Venus in Furs ou Vampyros Lesbos lui attirent les foudres du Vatican qui met son œuvre à l’index, en compagnie de Luis Buñuel ! Franco va enchaîner sans plus jamais s’arrêter une série de films à argument fantastique, érotique ou policier, tel un feuilletoniste du cinéma populaire, avec des budgets de plus en plus étriqués et une imagination de plus en plus débridée. Dans les années 60 et 70, Franco sillonne l’Europe et tourne un peu partout (on lui doit de superbes films fantastiques made in Liechtenstein). Il travaille pour les plus notoires producteurs du cinéma d’exploitation (il a tourné des films de prisons de femmes pour le producteur suisse Erwin C. Dietrich ou des histoires de cannibales dans la forêt de Vincennes pour la firme Eurociné), avec des acteurs mercenaires (Christopher Lee, Klaus Kinski, Eddie Constantine…). Il a quand même eu le temps de dévoiler un soleil noir, la sublime Soledad Miranda, héroïne notamment de Vampyros Lesbos et d’Eugénie de Sade, morte dans un accident de voiture à l’âge de 27 ans.

Tout cela sentirait bon le kitsch débile et la ringardise à vil prix si Jess Franco, sous ses allures de fumiste halluciné, n’était pas un authentique cinéaste, capable de créer un poème onirique avec presque rien, de tourner trois films en même temps à l’insu de ses financiers, de citer le mélodrame hollywoodien, Godard ou Fritz Lang dans un polar S. M. de troisième zone. Malgré une frénésie filmique qui pourrait passer pour de la désinvolture ou de la démence, Jess Franco est l’anti tâcheron par excellence, même s’il a œuvré dans les bas-fonds de la série Z. Franco est un cinéaste monde, un illusionniste baroque qui bricole des films miroirs souvent dans les pires conditions, finalement plus proche de l’expérimentation que du cinéma de genre, puisque sa filmographie, après les petites séries B flamboyantes de ses débuts, prend un tour ésotérique et underground totalement déroutant. Il faut parfois s’accrocher à son strapontin. Son style hypnotique en fait le sujet des moqueries et de polémiques entre rats de cinémathèques mais aussi l’objet d’un culte d’une chapelle de cinéphiles exigeants : il est vrai que des films comme Shining Sex/La Fille au sexe brillant, film de science-fiction érotique quasi durassien n’ont rien à envier aux expériences les plus extrêmes de l’anti cinéma. Difficile d’éviter les superlatifs au sujet d’un tel cinéaste.

Franco rejoint avec ses histoires à dormir debout le versant le plus radical de la modernité cinématographique, en inventant un cinéma plus mental que charnel (malgré les apparences), où le récit, sujet de distorsions incroyables, reste la préoccupation principale du cinéaste. Franco est un Raul Ruiz du Midi-Minuit, un alchimiste et un conteur qui a souvent filmé les mêmes histoires, fait des nouvelles versions de ses propres films (on ne compte plus les remakes de Dracula ou des adaptations du Marquis de Sade), utilisé les mêmes acteurs (Howard Vernon, le complice ; Lina Romay, la muse et la compagne) et les mêmes personnages extravagants, du patrimoine ou de son invention (Frankenstein, Maciste, Fu Manchu, Orlof, son assistant aveugle Morpho, le détective Hal Pereira) qui réapparaissent à l’improviste dans des films aussi pataphysiques que leurs titres (Les Expériences érotiques de Frankenstein, Les Ébranlées, Deux espionnes avec un petit slip à fleur) ou leurs retitrages : pour des raisons publicitaires ou commerciales La Comtesse noire devient Les AvaleusesLes Exploits érotiques de Maciste dans L’Atlantide devient Les Gloutonnes, truffés d’inserts pornos tournés par le producteur ou Franco lui-même, quand il n’a pas le choix. Dans les années 60 et 70 ses films existent sous différentes versions, changeant de montage, de durée et de titre suivant les pays, les commissions de censure ou même les copies d’exploitation, véritable casse tête pour les thuriféraires de l’œuvre.

Franco était aussi connu pour tourner trois films avec le budget d’un seul, avec la même équipe et parfois à l’insu de son producteur ! Entre la crise de fou rire et l’effet de sidération que procurent ces films inimaginables, force est de constater que Jess Franco est le grand cinéaste du ressassement, qu’il a construit une sorte de Comédie Humaine du fantastique, avec des personnages récurrents, des correspondances secrètes entre les titres, des fins parallèles, des échos et des répétitions.

On pourrait même aller jusqu’à dire que sa filmographie ne forme qu’un seul et très long film. Le cinéma de Jess Franco agit comme une drogue dure. Le cinéphile avide de chocs esthétiques est invité à explorer cet univers foisonnant, à la découverte du plan de Pandore qui lui donnera – peut-être – la clé d’une œuvre énigmatique, immense et unique. Cette redécouverte et cette réévaluation furent possibles grâce aux efforts des éditeurs DVD et à la persévérance de certains cinéphiles, dont nous faisions partie, à la Cinémathèque française et ailleurs. Longtemps occultée ou ouvertement méprisée, invisible et sujette à de nombreuses mystifications, la filmographie de Franco est enfin accessible, mieux identifiée (avec encore certaines béances malgré tout) et il est désormais possible d’affirmer qu’on peut y trouver l’or dans l’ordure, parfois à l’intérieur du même film.

Hasard du calendrier, la Cinémathèque française propose ce soir à 20h, dans le cadre des soirées cinéma bis et du cycle « hallucinations » deux films de Jess Franco : Les Inassouvies et Les Croqueuses, version caviardée d’inserts hard de La Comtesse perverse que nous avions récemment chroniqué à l’occasion de sa sortie en DVD.

https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2013/01/02/la-comtesse-perverse-et-plaisir-a-3-de-jess-franco/

Les Inassouvies (Die Jungfrau und die Peitsche/De Sade 70, 1969) est l’un des derniers films de la période « faste » de Franco et témoigne de son admiration pour Sade, un auteur qu’il a très souvent adapté, plus ou moins librement. C’est aussi l’un de ses films les plus raffinés, symptomatique du goût du cinéaste pour les récits gigognes et les mises en abyme. Ici Franco s’inspire de « La Philosophie dans le boudoir ». Une jeune aristocrate, absorbée par la lecture du roman de Sade, est prise dans une rêverie érotique où elle est faite prisonnière dans une île par des libertins. Les Inassouvies baigne dans une atmosphère onirique et ravira autant les érotomanes que les amateurs de musique « lounge » et les spécialistes du Nouveau Roman.

Gageons que cette soirée sera chargée d’émotion car Jess Franco était venu plusieurs fois à la Cinémathèque française ces dernières années, toujours accompagné de Lina Romay à l’occasion d’hommages et notamment lors de la plus grande rétrospective jamais organisée de ses films avec 69 titres ! Parions aussi que le directeur de la programmation Jean-François Rauger, grand prêtre depuis plus de vingt ans de la réhabilitation critique de Franco en France va continuer à dispenser la bonne parole et à dépoussiérer les nombreux trésors que cache encore la filmographie de Jess Franco.

Nous avions beaucoup de sympathie pour l’homme et de curiosité pour l’œuvre, imposante et parfois décourageante mais qui possède plus de qualités qu’on a bien voulu le prétendre. Nous tacherons de revenir sur nos films de Franco préférés dès que l’occasion se présentera, et de republier l’entretien qu’il nous avait accordé en 1998.

 

 

 

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