Olivier Père

Jusqu’au bout de la nuit de Gérard Blain

« Avec la société, depuis que je suis né, je suis en état de légitime défense. »

(Gérard Blain dans Jusqu’au bout de la nuit)

Gérard Blain, c’est d’abord « le beau Serge » héros éponyme du film de Claude Chabrol en 1959. Acteur de la Nouvelle Vague il aurait pu, comme Belmondo ou Jean-Pierre Léaud, donner un nouveau visage au cinéma français. Mais après de nombreux films en Italie (dont Le Bossu de Rome de Carlo Lizzani en 1961) et un seul à Hollywood (Hatari ! de Howard Hawks en 1962) Gérard Blain préféra se consacrer à la mise en scène. De jeune premier, il devint franc-tireur et construisit une œuvre exigeante et d’une rare cohérence, des Amis (1971) à Pierre et Djemila (1987) en passant par Un enfant dans la foule (1975), évocation très sensible de l’enfance de l’auteur, Le Rebelle (1980) ou Un second souffle (1978) dans lequel on retrouvait avec surprise Robert Stack, Blain ayant d’habitude recours à des acteurs – « modèles » éloignés du star system ou non professionnels, ou à lui-même (dans Le Pélican en 1974). En 1995, après un long silence, Blain revint devant et derrière la caméra avec Jusqu’au bout de la nuit, un polar vraiment pas comme les autres, une épure de série B débarrassée de la mythologie attachée au cinéma policier français depuis Jean-Pierre Melville. Pour Blain, que nous avions rencontré en 1996, ses films étaient des tragédies, et rien d’autre. En filmant et en interprétant François, un personnage insoumis qui après douze ans de prison a conservé intacte sa haine de la société et sa résolution de vivre hors-la-loi, avec l’argent des riches et un code d’honneur bien à lui, Gérard Blain ne semblait guère soucieux d’édulcorer son image d’anarchiste de droite et d’homme et de cinéaste plus enragé qu’engagé. Plus surprenante était la radicalité de la mise en scène qui épouse le discours extrémiste du film. D’une grande rigueur, elle évoque le cinématographe de Robert Bresson, référence avouée de Blain pour toute sa filmographie. Jusqu’au bout de la nuit avance à coup d’ellipses foudroyantes qui éludent la totalité des scènes d’action. Un règlement de comptes est filmé en trois plans : un homme sort d’un ascenseur ; une arme en gros plan ; un corps à terre. Quelques plans suffisent à ne pas montrer un hold-up (Blain filme ce qui se passe avant et après) ou une évasion. Cette esthétique du dépouillement et du hors-champs culmine dans la scène où François et Maria (interprétée par Anicée Alvina, déjà au générique d’Un homme dans la foule et que l’on retrouvera dans Ainsi soit-il, le dernier film de Blain, avant son décès prématuré en 2006) sont encerclés par la police. Le plan d’une fenêtre de laquelle surgit la menace d’un haut-parleur, puis Blain qui vide son chargeur sur des ennemis invisibles. Le spectateur assiste alors à quelque chose de vraiment étrange – mais réussi – à mi-chemin entre le polar ultra fauché et Scarface filmé par Jean-Marie Straub. Les partis-pris de Blain ne sont pas seulement dictés par un budget cacochyme, mais aussi par des critères moraux qui le hissent au rang de grand cinéaste. Gérard Blain sait que la mort ne peut se filmer. Une vitre brisée suffit à signifier l’exécution de Maria par la police. Le champ contre-champ est-elle une figure d’analphabète comme le dit Otar Iosseliani ? Blain le pense aussi. Le refus du spectaculaire, poussé à son paroxysme, interdit à Blain de filmer la chute des amants sous les balles de la police. Il les filme morts, réunis dans une pose extatique. D’autre part, le choix de ne pas incarner les ennemis clairement désignés tout au long du récit (les bourgeois, les juges, les flics) confère au film sa dimension paranoïaque et désespérée, à l’image de son auteur complet. Le film n’est pas sans maladresses. Blain est mal à l’aise avec la musique, encombrant rock qui nuit à l’émotion de certaines scènes mais dont le cinéaste a la bonne idée de se débarrasser en cours de film. Il semble alors de rappeler, in extremis, deux aphorismes essentiels de Bresson contenus dans ses Notes sur le cinématographe : « Pas de musique d’accompagnement, de soutien ou de renfort. Pas de musique du tout. » (Bresson tolérait la musique diégétique et fit plusieurs entorses à son commandement dans ses propres films) ; « Il faut que les bruits deviennent musique. »

Jusqu’au bout de la nuit se distingue par sa  rigueur esthétique et morale du tout-venant de la production cinématographique française contemporaine. Mais c’est aussi un film (politiquement) incorrect et dérangeant, chargé d’une violence contenue et subversive. Cette tendance s’épanouira avec encore plus de véhémence dans le dernier film de Blain, Ainsi soit-il, sorte de croisade désespérée contre la corruption généralisée des hommes politiques et des classes dominantes, qui fit grincer des dents lors de sa sortie en 1999. Il est possible de rejeter l’œuvre de Blain pour les idées qu’elle véhicule. Bon cinéaste, mauvais citoyen, son anarchisme est peut-être moins sympathique que celui de Jean-Pierre Mocky qui lui aussi parti en guerre contre la société et les institutions françaises (L’Albatros, Solo, Le Piège à cons, La Machine à découdre, cette série de films formidables). Il n’empêche que Jusqu’au bout de la nuit demeure l’un des meilleurs films français du milieu des années 90 (avec JLG/JLG de Jean-Luc Godard, Le Garçu de Maurice Pialat, La Fille seule de Benoit Jacquot, et La Cérémonie de son ancien complice Claude Chabrol), une sorte de miracle ou plutôt de mirage qui fut un échec commercial et connut de scandaleux problèmes de distribution (sorti dans un circuit de onze salles le 13 septembre 1995, le film perdit tous ses écrans le mercredi suivant).

Le testament cinématographique de Gérard Blain Ainsi soit-il, dédié à sa famille, dans lequel il met en scène son fils Paul, reçut le Pardo d’oro du festival del film Locarno en 1999. Blain avait déjà remporté à Locarno la récompense suprême avec son premier film Les Amis (après sa sélection au Festival de Cannes), concluant son œuvre au même endroit où elle avait – presque – commencé, sans oublier son premier grand rôle dans Le Beau Serge, également primé à Locarno. Les thèmes de la filiation et de la transmission étaient centraux dans l’œuvre de Blain (voir aussi Le Pélican, sur l’hystérie paternelle). Paul Blain, davantage attiré par le métier de cinéaste que d’acteur, a cependant fait sa réapparition huit ans plus tard devant la caméra de Mia Hansen-Løve dans son très beau premier film Tout est pardonné, où il jouait le père fugueur et absent de la jeune héroïne. Atteint d’un cancer, Gérard Blain est mort le 17 décembre 2000 à Paris, à l’âge de 70 ans. Aujourd’hui, douze ans après sa disparition, ses huit longs métrages réalisés pour le cinéma demeurent méconnus et difficile à voir en France, tandis qu’ils sont quasiment invisibles et inconnus à l’étranger, malgré une rétrospective en copies neuves organisée par son fils et Noblesse Oblige Distribution en 2004. On attend toujours une belle édition en DVD de l’œuvre complète de ce cinéaste non réconcilié et écorché vif.

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