Ariane Bonzon, pourquoi est-ce l’heure de vérité ?
Nous y sommes effectivement. Sans aucun doute. Et sur de nombreux plans.
Économiquement, les illusions s’estompent. Recep Tayyip Erdoğan avait conclu avec les Turcs un pacte basé sur le taux de croissance, d’où son obsession pour ce chiffre, au mépris des réformes structurelles de fond. Sa politique de grands travaux était aussi une manne, une rente politique sur laquelle il a fondé sa politique clientéliste. Or avec la chute des investissements étrangers, la dégringolade de la livre turque et l’augmentation du taux de chômage, le pays est confronté à une grave récession.
Institutionnellement, Erdoğan s’est construit un régime présidentialiste à sa mesure. Côté face: il concentre tous les pouvoirs, y compris celui de chef de parti. Côté pile: il peut être tenu responsable de presque tout. On est loin du modèle de leader « musulman démocrate » que certains avaient vu en lui. Désormais tout scrutin prend une dimension de plébiscite à son égard. On l’a vu lors des dernières élections municipales, à Istanbul mais ailleurs aussi, où il ne se présentait pourtant pas directement. Et puis, l’opposition a appris, elle s’est démocratisée. Elle a ouvert plusieurs contre-feux pour empêcher les manipulations et fraudes électorales.
Internationalement, sur la Syrie, Israël, l’Otan etc. les virages à 180 degrés pris par Erdoğan estompent l’autre image qui avait circulé, celle d’un « islamiste pur et dur », pour l’inscrire dans le camp du populisme – même s’il convient de garder à l’esprit l’importance de sa rhétorique néo-ottomaniste et religieuse.
Tout cela, ainsi que le propos du livre, qui soutient une thèse, celle d’une lutte interne pour le contrôle de l’appareil d’État, ainsi que la mise en perspective entre hier et aujourd’hui, sur 20 ans, fait que si j’en avais un moment douté, ce titre, à première vue un peu bateau, tombe à pic.
Quelle nécessité pour vous d’écrire ce livre ?
« Hasard et nécessité » dirai-je plutôt. À l’été 2018, j’entreprends des rangements et je tombe sur des dizaines et dizaines de reportages que j’avais tournés pour le 7 ½ et Arte Info de 1996 à 2009 ainsi que sur des cartons entiers de notes prises entre 1996 et 2018 sur la Turquie dans les petits cahiers verts à spirales que je réserve à ce pays. Et plutôt de ranger, de trier, voire de jeter tout cela, je me plonge dedans et découvre des « trésors » d’images et d’interviewes de personnalités alors peu connues, Nazli Ilicak, Selahattin Demirtas, Hrant Dink, Ahmet Altan, le général Kemal Yavuz, Abdullah Gül et tant d’autres. En réécoutant ce qu’ils disaient, en voyant ce qu’ils sont devenus (en prison, en exil, assassinés ou écartés du pouvoir le plus souvent) s’esquissait à travers ces destins individuels le destin collectif du pays. Alors j’ai repris tout cela et sur la trame de ces reportages, bâti une quarantaine de récits, grâce à mes notes et des interviewes originales.
Autrement dit, ce livre c’est 20 ans d’histoire turque au prisme de ceux, connus ou inconnus, qui l’ont vécue au jour le jour. Plus personnellement, c’est aussi une épreuve. Relire ce qu’on a écrit 20, 15 ou 10 ans plus tôt. Les textes sont datés, on ne peut pas tricher. Or, il me semble que ça tient la route. Je n’ai pas fait d’erreur d’appréciation, j’ai par exemple très tôt – puis-je écrire la première en France ? – dénoncé la manipulation et la parodie de justice des procès Ergenekon et Balyoz contre des officiers turcs à partir de 2007.
Et enfin, cela m’a confirmé dans ce que la mémoire avait de subversif. Pas sûr que ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui (en Turquie, mais ce pourrait être dans n’importe quel pays) apprécient beaucoup qu’on ressorte certaines de leurs déclarations. Sans «spoiler » le livre, ce que je raconte de ma première interview avec Erdoğan, en 2002, aide beaucoup à comprendre la suite. Je profite de ce que je vous parle pour remercier Marco Nassivera, le directeur de l’information d’Arte, Carolin Ollivier, la rédactrice en chef d’Arte info et toute l’équipe du service d’archives d’Arte à Strasbourg pour l’aide et le soutien qu’ils m’ont apportés dans ces recherches.
Parmi toutes les histoires que vous racontez, quelle est votre préférée, pourquoi ?
Difficile de parler d’histoire préférée. Il y a celles qui ont donné lieu à des rencontres extraordinaires, d’autres à des souvenirs de tournages formidables… Professionnellement, j’ai évidemment un faible pour ces histoires, pas toujours faciles à tourner, dont personne ne parlait vraiment et qui faisaient pourtant sens pour comprendre le pays.
À ce titre, j’ai des heures et des heures de rushes tournés avec les camionneurs turcs qui partaient en Irak en 2003. Chargés d’approvisionner l’armée américaine, ils étaient la cible des djihadistes qui les prenaient en otage avant de les exécuter. Une sorte de remake du «Salaire de la peur» de Clouzot. Car endettés, avec charge de famille, ils n’avaient d’autre choix que de continuer à faire ce voyage où près de 80 d’entre eux ont péri, sans que personne ne parle de ce drame. Se souvenir de cela aujourd’hui, c’est comprendre un peu de la défiance que les Turcs ont à l’égard des interventions américaines au Proche-Orient.
J’ai apprécié aussi travailler sur la gauche radicale turque quoique les agonies des militantes en grève de la faim, sous les yeux de leurs enfants, étaient difficilement supportables. Mais le portrait de trois « femmes révolutionnaires » que j’avais fait pour Arte reportage en 2009 ouvrait une petite fenêtre sur ce qui motivait ces militantes, idéalistes jusqu’au-boutiste, qui ont produit les premiers attentats kamikazes, bien avant les djihadistes de Daech. Leur donner la parole, c’était aussi une manière de casser les clichés réducteurs sur la Turquie.
Vous trouverez ci-dessous le reportage sur les camionneurs turcs, auquel Ariane Bonzon fait allusion dans l'interview.