Il y a deux catégories de personnes dans le monde : ceux (les plus jeunes, globalement) qui ont vu Les Dents de la Mer et se sont gondolés devant le requin en carton, dans tous le sens du terme, voire n’ont pas vu le film de Spielberg. Ceux-là, innocents, connaissent la joie de s’ébrouer joyeusement dans les flots marins, même au large et même de nuit. Et puis il y a les autres : ceux qui l’ont vu à sa sortie ou même quelques années après, avec l’œil vierge d’une génération pas encore aguerrie à la surenchère d’effets spéciaux. Et pour ceux-là, le bain de mer n’a plus été le même. Jamais. Les premiers peuvent bien se moquer des seconds, qui ont parfois mis des mois ou des années avant de retourner se baigner. Les seconds leur pardonnent : ils ne savent pas, les inconscients, ce qui se cache dans la noirceur des profondeurs marines… En plus d’être l’un des premiers blockbusters de l’histoire du cinéma hollywoodien qui a pulvérisé à sa sortie, en 1975, les records détenus par Ben Hur et Autant en Emporte le Vent, Les Dents de la Mer fait partie de ces rares films à avoir transformé d’anodins petits actes quotidien en trauma potentiel, faisant de la baignade un bain de sang potentiel, comme Shining l’a fait de la ballade dans les couloirs d’hôtel et Psychose de la douche matinale. Et surtout, le succès du film a donné naissance à un genre à la longévité record et étonnante, le « film d’exploitation de requins », que retrace Bad requins, l’histoire de la sharksploitation qui vient de paraître aux éditions Huginn & Muninn (et oui, qu’on va vous faire gagnez mais si vous lisez jusqu’au bout). Une somme fourmillante d’anecdotes et d’images sur ce genre cinématographique qui, depuis quatre décennies, met en scène l’humanité en rade sur un radeau de la méduse encerclée par un prédateur qui ne cherche qu’à lui faire la peau. Et peu importe s’il n’y a qu’une chance sur 3,7 millions de se faire attaquer par un requin dans la vraie vie, la sharkploitation surfe sur l’insubmersible peur irrationnelle de l’humanité de finir dans l’estomac d’un squale. Au commencement de la sharksploitation était Jaws donc (« Les mâchoires », le titre original des Dents de la Mer en VO) qui réinvente le film catastrophe en allant chercher l’inspiration chez le maître du suspense, Alfred Hitchcock (qui fut d’ailleurs envisagé pour réaliser cette adaptation du roman éponyme de Peter Benchley). S’inspirant des Oiseaux, Spielberg mise sur la suggestion de la créature mortelle plus que sur sa réelle présence à l’écran (il y est obligé aussi étant donné que son requin mécanique est un énorme boulet de ferraille qui ne cesse de tomber en panne pendant le tournage) pour réaliser son Psychose des mers. Comme celui du chef d’œuvre d’Hitchcock, le thème de Jaws, qui tient en deux notes, deviendra culte et même la légende des musiques de film Lalo Schifrin lui rendra hommage dans une version funk à la Shaft.