Olivier Père

Lost Highway de David Lynch

Dans le cadre d’une soirée en hommage à David Lynch, qui effectue cette année son génial retour à la mise en scène avec la saison 3 de Twin Peaks, ARTE diffuse Mulholland Drive (2001) lundi 19 juin à 20h55, suivi de Lost Highway (1996) à 23h15.

On se souvient de l’onde de choc que provoqua Lost Highway au milieu des années 90. En état de grâce, Lynch procédait par greffes, coupures et béances, modelait les archétypes du polar hollywoodien dans une fiction expérimentale pleine de fureur, d’angoisse et de mystère. Blue Velvet, Sailor et Lula puis Lost Highway revisitaient le film noir en y injectant des éléments propres à l’univers du cinéaste – personnages monstrueux, explorations sensorielles et fulgurances plastiques. Lost Highway fut écrit avec Barry Gifford, auteur de romans policiers dont Lynch avait précédemment adapté « Wild at Heart » (Sailor et Lula en France), Palme d’or au Festival de Cannes en 1990.

Lost Highway est un film coupé en deux, avec des résonnances et des liens secrets qui relient les deux parties entre elles.

La première partie observe un couple en crise, qui sent peser sur lui une menace sourde. Fred et Renee vivent ensemble, mais des espaces infinis, à l’intérieur même du foyer, semblent les séparer. Des vidéocassettes trouvées sur le seuil de leur maison indiquent des intrusions nocturnes inexplicables dans leur intimité. Fred, saxophoniste de jazz, soupçonne son épouse d’être infidèle. Il ne parvient pas à la satisfaire sexuellement, et en éprouve un sentiment d’impuissance et de frustration. La maison du couple, villa californienne aux angles flous, nous plonge dans la pénombre glaçante de l’enfer conjugal. Avec une grande économie de moyens et une lenteur hypnotique, Lynch renoue avec la veine minimaliste et cauchemardesque de son premier long métrage Eraserhead, qui auscultait déjà l’incompréhension et la névrose d’un couple confronté à une banalité terrifiante. Cette première partie où Lynch sculpte dans les ténèbres et l’espace anxiogène d’intérieurs domestiques s’achève avec le meurtre sauvage de la jeune femme et la condamnation à mort du mari, principal suspect. Lynch procède par ellipses et propulse soudainement son film dans une direction imprévisible. Le musicien Fred Madison se transforme physiquement dans sa cellule. Il devient un jeune homme, Pete Dayton, sans aucune explication logique. Libéré, ce dernier réintègre sa profession de garagiste. Il rencontre la fiancée d’un gangster, femme fatale qui devient sa maîtresse et l’entraîne dans une spirale de danger et de violence. Cette deuxième partie emprunte à la littérature pulp et au film noir leurs ambiances saturées de sexe et d’argent et leurs personnages inquiétants. Le style devient flamboyant, frénétique, sensuel. C’est la même actrice, sublime Patricia Arquette, qui interprète les deux personnages féminins : brune et opaque dans la premières partie, blonde et extraordinairement sexuelle dans la deuxième. Il s’agit moins d’un double rôle que du dédoublement de la même femme : réelle dans la première partie, fantasmée dans la seconde par son mari qui s’extrait mentalement de sa prison pour imaginer un prolongement fictionnel à un fait-divers sordide. Pete Dayton est la projection rêvée de tout ce que Fred Madison n’est pas : libre, jeune, viril, héros d’une aventure mouvementée… La nymphomanie d’Alice (Patricia Arquette 2), ses liens avec les milieux de la pornographie et de la mafia participent aux délires paranoïaques de Fred Madison sur la supposée duplicité de sa femme, qui refuse de jouir avec lui mais s’offre sans retenue aux autres hommes. Avec ses énigmes, ses boucles temporelles, ses distorsions formelles et sa narration entre rêves, fantasmes et réalité, son décor angeleno, Lost Highway annonce le chef-d’œuvre à venir, Mulholland Drive, sur un mode plus strident et apocalyptique.

Lynch invente avec Lost Highway le thriller mental, véritable voyage sans début ni fin à l’intérieur d’un cerveau malade. Le mystérieux homme en noir, maître des marionnettes qui semble tirer les ficelles du destin, est une figure toute puissante qui évoque autant le diable que le réalisateur lui-même. L’autoroute perdue du film, ce pourrait être le mystère du désir féminin, obsession qui traverse toute l’œuvre de Lynch et trouve avec Blue Velvet, Twin Peaks: Fire Walk with Me, Lost Highway et Mulholland Drive autant de variations douloureuses et désespérées.

 

 

 

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Un commentaire

  1. Bertrand Marchal dit :

    Un élément de l’inspiration de Lynch que je ne vois que rarement évoqué, c’est son sentimentalisme. Disons, son attachement à cet attribut du mélodrame typiquement hollywoodien: un intérêt très vif et redondant pour l’expression lacrymale des émotions. C’est un outil graphique aussi bien qu’un élément de psychologie qui met aussi en évidence son amour des figures féminines dans ce qu’elles ont de plus cinématographique, c’est dire de fantasmé par le regard du mâle.

    Tous ses personnages féminins (parfois masculins aussi, mais moins souvent) pleurent à chaudes larmes dans ses films. Il souligne avec ferveur les bouleversements sentimentaux et leur effets physiques sur l’individu (et le groupe), c’est à dire, essentiellement, la perte de contenance sociale et la crise de larmes.

    Lynch est un cinéaste conservateur sur le plan de la distribution des rôles et de la caractérisation des sexes. Moi, ça me va très bien. Il n’a aucune envie de retourner les schémas classiques du film noir mélodramatique; c’est toujours affaire de sexe, de pulsions amoureuses, de trahisons, de vengeance, de soie, de velours et de bas résilles. Simplement, ce schéma est distordu, mais pas invisibilisé, par son inspiration ténébreuse et ses fantasme de plans astraux et de réalités intercalaires.

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