Olivier Père

La Chamade de Alain Cavalier

ARTE diffuse en version restaurée La Chamade (1968) de Alain Cavalier lundi 30 janvier à 20h50, dans le cadre d’une soirée consacrée à Françoise Sagan. Ce sera l’occasion d’admirer la photographie couleur de Pierre Lhomme, l’un des plus grands chefs opérateurs français, et Catherine Deneuve (photo en tête de texte) qui a rarement été aussi troublante, habillée par Yves Saint Laurent. Alain Cavalier adapte avec talent le roman homonyme de Sagan, qui se déroule dans l’univers de la grande bourgeoisie parisienne. Lucile (Catherine Deneuve), belle et joyeuse, y hésite entre son amant mondain, un industriel fortuné, et un jeune intellectuel avec qui elle entreprend une liaison passionnelle. Le milieu du travail et des idées s’oppose à celui de l’argent et des conventions hypocrites et superficielles. Les penchants oisifs de la jeune femme et l’attraction du luxe et du confort finiront pas triompher de l’amour. La nature profonde de Lucile est l’indolence, qui la porte vers le refus des contraintes financières et de la banalité de la vie quotidienne. Elle préfère se laisser enfermer dans une cage dorée et mener une existence vide plutôt que d’affronter les périls de la vie active.

Cavalier, fidèle à Sagan, dresse le portrait sans concession d’une jeune femme futile, et décrit de façon acerbe la société fermée des riches et des mondains. La Chamade est aussi une analyse très juste de la passion et des sentiments contradictoires qui peuvent animer une jeune femme moderne. Ce désir de liberté absolue, cette soif égoïste de bonheur et d’insouciance apparaissent comme une impasse et une forme paradoxale d’aliénation. Cavalier critique de l’intérieur le monde qu’il filme, et qu’il connaît bien. La Chamade est un film passionnant autant pour l’élégance de sa mise en scène et l’intelligence de son regard, que pour son hors-champ politique. Il est impossible d’ignorer que ce drame bourgeois est strictement contemporain de mai 68, que ce microcosme indifférent aux bruits de la rue va continuer de profiter de ses privilèges une fois le vent de révolte passé. Le peuple manque dans La Chamade, mais c’est une absence criante, et aveuglante. L’unique confrontation avec une autre classe a lieu dans la rue, face-à-face du groupe bourgeois avec des étudiants qui commentent en chantant, sur un mode ironique, la façon désinvolte avec laquelle Deneuve mange des chips assise sur un banc à la sortie du théâtre. La Chamade se nourrit également d’un imaginaire cinématographique et de la filmographie de ses interprètes. Le film de Cavalier s’inscrit dans la continuité de Belle de jour (1967) en reprenant Catherine Deneuve et Michel Piccoli déjà au générique du chef-d’œuvre de Buñuel, de nouveau dans des rôles de grands bourgeois. La scène où Michel Piccoli, au début de La Chamade, incite sa jeune maîtresse à monter dans la voiture de son futur rival, lors d’une réunion mondaine, trouve un écho troublant avec un passage similaire du Mépris (1963) de Godard, avec dans les deux cas Piccoli en amant complaisant. Le Mépris, Belle de jour et La Chamade : belle trilogie informelle du cinéma moderne français, lovée dans le lit de la production commerciale et du star system, trois études de la psychologie et du comportement féminins, trois films ancrés dans les années 60.

La Chamade est aussi un acte de rupture, un adieu au pouvoir de séduction des vedettes et de la machinerie cinématographique. C’est après La Chamade que Alain Cavalier renoncera au cinéma « traditionnel », à ses lourdeurs et ses artifices, pour entreprendre une démarche créatrice beaucoup plus introspective, radicale et minimaliste. Et se forger ainsi une indépendance aussi fertile que précieuse.

 

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