Olivier Père

L’Ile du docteur Moreau de Erle C. Kenton

C’est un chef-d’œuvre du cinéma fantastique américain, au même titre de Freaks, King Kong, La Fiancée de Frankenstein et quelques autres, qui doit en partie sa réussite à la permissivité de la censure au début du parlant entre 1929 et 1934, dans cette période pré Code où tous les excès étaient encore possibles. Le très strict code de censure Hays fut appliqué à partir du 1er juillet 1934, et la législation en matière de sexe et de violence devint beaucoup plus contraignante pour les studios hollywoodiens. Ce sera la fin, pendant plusieurs décennies, d’une représentation très crue de la réalité sociale et de certaines mœurs dans l’Amérique des années 20 et 30, mais aussi de l’évocation d’un imaginaire sadique et érotique qui réjouissait tant les surréalistes, lorsque ces films d’épouvante trouvaient le chemin des salles françaises. Cette première – et meilleure – adaptation officielle du roman de H.G. Wells recèle en effet des moments de terreur, de malaise et de trouble sexuel qui provoquent encore aujourd’hui un sentiment d’effroi, associés à un humour très noir. Le docteur Moreau est un émule de Frankenstein, psychopathe mégalomane rêvant de se substituer à Dieu en créant des humains hybrides à partir d’animaux sauvages, dans un micro monde insulaire dont il a dicté les lois et les interdits. Il est interprété par un Charles Laughton particulièrement inquiétant et pervers, qui joue avec délectation sur le dégoût que son apparence physique pouvait inspirer. Le film comme le roman illustre le tabou de ce mariage contre nature entre la race humaine et les espèces animales, dans un mélange de blasphème et d’hérésie scientifique. Les créatures du docteur Moreau, à la fois grotesques et effrayantes, composent un bestiaire cauchemardesque, une parodie d’humanité qui bouleverse et scandalise. Les horreurs médicales de Moreau culminent dans une courte mais traumatisante scène de vivisection, dans la « maison de la douleur » où le savant fou se livre à ses interventions malsaines. Ces mutations violentes annoncent les altérations et modifications physiques expérimentées par les artistes corporels au moyen de la chirurgie. La femme panthère, jeune sauvageonne tombée amoureuse du héros naufragé, au corps gracile mais aux griffes félines, apporte au film une extraordinaire charge érotique. Jim Jarmusch s’en souviendra en choisissant l’extrait de son apparition dans Paterson, lorsque le couple formé par Adam Driver et Golshifteh Farahani va voir au cinéma L’Ile du docteur Moreau, et note la petite ressemblance entre la brune Kathleen Burke et la belle actrice iranienne. Après les surréalistes, le film de Erle C. Kenton n’a cessé de fasciner les cinéphiles, mais aussi les artistes rock, punk et transgenres qui en ont souvent réutilisé, dans des chansons ou des performances, les images ou les personnages, puisant dans cette merveilleuse et vénéneuse matière transgressive.

L’Ile du docteur Moreau (Island of Lost Souls, 1932) est de nouveau disponible dans un combo blu-ray et DVD grâce à l’éditeur Elephant, dans une collection qui regroupe d’autres titres fameux de la même époque comme Double Assassinat dans la rue Morgue de Robert Florey.

Charles Laughton et Kathleen Burke dans L'Ile du docteur Moreau

Charles Laughton et Kathleen Burke dans L’Ile du docteur Moreau

 

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