Olivier Père

La Peau de Torpédo de Jean Delannoy

Jean Delannoy est l’un des plus mal aimés des cinéastes de la soit disant « qualité française » honnie par la Nouvelle Vague. Sa réévaluation n’est pas aisée. Il y a pourtant des bonnes surprises à découvrir dans une filmographie tristounette et académique. La Peau de Torpédo (1969) en est une. On pourrait même parler d’anomalie de fin de carrière, de film sans trop de rapport avec le reste de l’œuvre de Delannoy, même si ce dernier s’était illustré avec talent dans le film criminel, avec un très bon Maigret tend un piège en 1958. La Peau de Torpédo n’est pas à proprement parler un polar mais plutôt un film d’espionnage. Il y est question d’une organisation internationale spécialisée dans l’espionnage industriel, dont l’un des agents est accidentellement « désactivé » lors mission spéciale à Paris par son épouse qui croit le surprendre en flagrant délit d’adultère alors qu’il se planquait dans une chambre de bonne en compagnie d’une complice. Le film organise ainsi, sur un simple malentendu, la collision entre le drame bourgeois (épouse délaissée qui s’ennuie dans son nid confortable mais stérile, mari indifférent et absent, signes extérieurs de richesse, drame de la jalousie) et le thriller échevelé (traque à travers la France, assassinats en série, services secrets contre organisation criminelle). La Peau de torpédo est tiré d’un roman de Francis Ryck publié dans la « série noire ». Delannoy l’a adapté pour l’écran avec Jean Cau, également auteur des dialogues. Francis Ryck et Jean Cau, c’est le mariage de la carpe et du lapin, comme lorsque Alain Delon décida d’adapter les néo noirs de Jean-Patrick Manchette dans les années 80. Publié en 1968, le roman La Peau de Torpédo se permettait une critique de la société gaulliste. Guy Debord fait l’éloge de Ryck dans « Cette mauvaise réputation… » en affirmant qu’il y avait « beaucoup plus de talent, et de vérités reconnaissables » chez cet écrivain que chez John le Carré. L’écrivain et polémiste Jean Cau n’était pas vraiment de la même tendance politique, assumant à partir des années 60 des prises de positions conservatrices, à contre-courant de la pensée dominante de l’époque.

Entre les mains de Delannoy et Jean Cau, on se doute que La Peau de Torpédo n’a rien d’un brûlot gauchiste. Le film tente maladroitement de rendre compte des changements de la France d’après Mai 68. Lors de sa cavale Dominique (Stéphane Audran), grande bourgeoise soudainement plongée dans la réalité française, croise des hippies et des marginaux, sans que cela n’apporte grand chose au personnage ou à l’intrigue. La Peau de Torpédo possède pourtant des qualités et même des singularités étonnantes. Le film s’affranchit progressivement des conventions du cinéma policier commercial français pour s’engager sur la voie du serial moderne et abstrait. Plusieurs tueurs à la solde de l’organisation secrète, sous les ordres d’une femme glaciale (Lilli Palmer), sont convoqués pour éliminer le témoin gênant. Tous échouent lamentablement, ce qui donne des allures de pantins malchanceux et maladroits à ces prétendus assassins d’élite – la palme revenant à Klaus Kinski, le Torpédo du titre, qui tombe tout seul dans un trou en cherchant à tuer Stéphane Audran réfugiée sur un cargo. Dans la scène la plus étrange du film, l’un des agents ne peut s’empêcher de déclarer sa flamme à son impassible patronne, lors d’un rendez-vous où elle l’envoie en mission suicide… l’influence de Delannoy pour La Peau de Torpédo n’est pas à chercher bien loin. Le générique du film montre des gros yeux qui tournoient dans un kaléidoscope inquiétant, sur une musique de François de Roubaix. Le visuel est d’ailleurs reproduit sur l’affiche. Ces yeux qui annoncent un monde d’angoisse et de surveillance, ce sont ceux du Diabolique docteur Mabuse (en allemand, Les Mille Yeux du docteur Mabuse), dernier film de Fritz Lang réalisé en 1960, qui possédait un générique similaire. Dix ans plus tard, La Peau de torpédo est un ersatz direct du chef-d’œuvre prophétique de Lang. Mêmes péripéties feuilletonesques, même regard distant et sévère sur l’humanité, mêmes personnages dérisoires condamnés à disparaître, sacrifiés par des forces supérieures… Les meurtres ou suicides qui scandent le récit sont filmés de manière glaçante. Il est amusant de voir Stéphane Audran, égérie de Claude Chabrol, interpréter une héroïne plongée dans une spirale de violence et de danger dans un film de Delannoy. Elle est excellente.

 

La Peau de Torpédo vient d’être édité en DVD dans la collection « Gaumont à la demande ».

 

 

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