Olivier Père

Affreux, sales et méchants de Ettore Scola

Afin de rendre hommage à Ettore Scola décédé le 19 janvier à l’âge de 84 ans, ARTE bouleverse ses programmes et diffuse lundi 25 janvier deux des films les plus célèbres du réalisateur italien : Une journée particulière (Una giornata particolare, 1977) avec Sophia Loren et Marcello Mastroianni à 20h55 et Affreux, sales et méchants (Brutti, sporchi e cattivi, 1976) avec Nino Manfredi, prix de la mise en scène au Festival de Cannes, à 22h25.

Ces deux films seront également disponibles en télévision de rattrapage sur ARTE+7.

Avec Scola c’est le dernier rescapé de l’âge de d’or de la comédie italienne qui s’éclipse. Avec ses complices Dino Risi et Mario Monicelli Scola fut l’un des auteurs majeurs – autant comme scénariste que comme metteur en scène – de ces comédies féroces et ironiques d’observation sociale, qui dessinèrent un portrait à la fois cruel et extrêmement juste de la société italienne de l’après-guerre. Scola participa à l’écriture du Fanfaron (Il sorpasso, 1962) de Dino Risi (chef-d’œuvre absolu du genre) et coréalisa avec les deux cinéastes précités Les Nouveaux monstres (I nuovi mostri, 1977) film à sketches terrible et hilarant que l’on peut considérer comme le chant du cygne ou le bouquet final de la comédie à l’italienne. Formidable dialoguiste pour Sordi, Gassman, Manfredi et même Totò à ses débuts Scola eut le projet plus vaste de raconter au travers de ses films les plus ambitieux l’histoire de l’Italie du XXème siècle et ses bouleversements politiques sous une forme de romanesque doux-amer (Nous nous sommes tant aimés, Une journée particulière, La Terrasse.)

Affreux, sales et méchants est sans aucun doute l’un de ses films les plus remarquables et originaux. Il est à la fois typique de la comédie italienne et du cinéma de Scola mais fait également preuve d’une radicalité hors-norme dans le registre de la noirceur et du pessimisme. Affreux, sales et méchants réaffirme l’origine néo-réaliste de la comédie italienne, qui prolongea le projet de Vittorio De Sica et Cesare Zavattini sur un mode grimaçant et cynique. Monter les choses telles qu’elles sont, mais avec une loupe grossissante ou un miroir déformant. Ce film qui prend pour cadre un bidonville sur une colline de Rome – le quartier de Monte Ciocci, on distingue au loin la coupole de la Basilique Saint-Pierre – devait être à l’origine un documentaire. La misère épouvantable représentée dans le film, digne du Tiers-Monde au cœur d’une puissance industrielle européenne, était bien réelle au moment du tournage et part d’un travail d’observation. Mais Scola est avant tout un fabuliste, un ancien dessinateur de presse – comme son ami Fellini – et il a choisi de transformer son projet en fiction, sans doute pour rendre plus terrifiante encore la réalité, et lui insuffler une dimension allégorique. Nino Manfredi dans le rôle du patriarche borgne et irascible qui veille jalousement sur son magot est la seule vedette du film, essentiellement interprété par des non professionnels ou des débutants. Manfredi est entouré de « caractères » aux physiques incroyables, figures pittoresques – mais jamais caricaturales – du sous-prolétariat romain. L’obsession de la survie et de l’argent, le fantasme d’un confort petit-bourgeois inaccessible mais qui corrompt moralement les déclassés, le rejetés de la société – la scène ou personnage de Manfredi rêve de publicités pour des produits électroménagers – irriguent le film tout entier. Afffreux, sales et méchants propose une violente critique du consumérisme et du néocapitalisme de l’Italie du « boom », qui nie l’extrême pauvreté d’une partie de sa population. Impossible de ne pas penser à Pasolini devant Affreux, sales et méchants. Sergio Citti, habituel collaborateur de Pasolini, participa à l’écriture des dialogues pour leur apporter plus d’authenticité. On peut y voir une sorte de suite à Accattone, premier film de Pasolini lui aussi situé dans les faubourgs miséreux de Rome. Afffreux, sales et méchants devait débuter par une préface écrite et lue par Pier Paolo Pasolini qui comptait y décrire la transformation du sous-prolétariat au contact de la société de consommation durant la période qui sépare ses films Accattone et Mamma Roma (réalisés en 1962) de Affreux, sales et méchants. Pasolini fut assassiné avant d’avoir pu écrire cette préface. Pasolini exaltait au début des années 60 une pureté mythologique du peuple encore préservé des tares de la société moderne. Ça n’allait pas durer longtemps. Scola montre un état de corruption, de prostitution et d’exploitation généralisé, prophétise la fin de la solidarité de classe. Affreux, sales et méchants est contemporain de Salò ou les 120 Journées de Sodome terminé par Pasolini juste avant sa mort. Les deux films se parlent. Affreux, sales et méchants bascule parfois dans le film d’horreur – la décision du meurtre du patriarche, autour d’abats sanguinolents dévorés crus par certains membres de la famille – mais témoigne surtout d’une verve bouffonne absolument irrésistible. A l’instar de L’Argent de la vieille de Luigi Comencini, Affreux, sales et méchants est un chef-d’œuvre d’humour noir, une excellente comédie et l’un des grands films politiques italiens des années 70.

 

Affreux, sales et méchants est disponible en France dans une belle édition Blu-ray (version intégrale) éditée par Carlotta.

 

 

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