Olivier Père

Rétrospective et exposition Michelangelo Antonioni à la Cinémathèque française

Du 9 avril au 19 juillet 2015 la Cinémathèque française consacre une rétrospective de tous les films de Michelangelo Antonioni (photo en tête de texte) accompagnés d’une exposition « Antonioni – aux origines du pop » conçue par Dominique Païni qui décrypte l’influence du cinéaste italien à partir de ses archives, toujours témoin de son époque et même précurseur de nouvelles formes artistiques, des années 60 à nos jours.

Né en 1912 à Ferrare, Michelangelo Antonioni est l’assistant de Marcel Carné sur Les Visiteurs du soir, puis journaliste, scénariste de De Santis (Chasse tragique) et Fellini (Courrier du cœur). Il réalise sept courts métrages documentaires remarquables : les plus fameux abordent des sujets sociaux et polémiques – Les Gens du Pò, Nettoyage urbain, Suicides manqués dans le film collectif L’Amour à la ville – caractérisés par une inspiration néo-réaliste que le cinéaste a expérimenté très tôt – simultanément au tournage de Ossessione de Visconti mais qu’il délaissera bientôt.

Dès son premier long métrage, Chronique d’un amour en 1950, Antonioni témoigne d’une maîtrise, d’une perfection et d’une sophistication qui ne feront que croître dans les chefs-d’œuvre suivants. Antonioni dira en 1960 dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma : « Une image n’est essentielle que si chaque centimètre carré de l’image est essentiel ». Chronique d’un amour débute comme une enquête policière, de même La Dame sans camélias (1953), aura d’abord les attraits d’une satire ironique du monde du cinéma. À partir d’un matériau conventionnel, le cinéaste invente une nouvelle forme d’écriture cinématographique, constituée de ruptures, de mystères et de béances, offre une étude fouillée de l’âme humaine, une radioscopie de l’angoisse et du désespoir qui frappent des personnages ancrés dans leur époque. Après Femmes entre elles (1955), son premier succès public d’après Cesare Pavese, et Le Cri (1957) qui ouvre la voie d’un cinéma nouveau, L’avventura (1960) occupe dans l’œuvre d’Antonioni la même place que La dolce vita dans celle de Fellini.

C’est un geste de rupture, une avancée vers des territoires cinématographiques inexplorés, plus radical encore que l’expérience de Fellini qui prend la forme d’un « trip » excitant et ménage aux spectateurs quelques repères et signes de reconnaissance. Ici le scénario classique se dérègle très vite. Construit autour du vide, soit la disparition prématurée et définitive d’un de ses personnages principaux, L’avventura emprunte d’abord les poncifs du drame mondain (voire du roman-photo), puis de l’intrigue policière, pour s’en détacher totalement. Cette démarche esthétique était déjà à l’œuvre dans les précédents films d’Antonioni, mais elle s’opère ici d’une manière beaucoup plus affirmée. Plus proche de la peinture que du roman classique, le cinéma d’Antonioni part à la recherche de la sensation pure, scrute les affects et les névroses de ses héroïnes, la faiblesse morale et sensuelle de ses personnages masculins, sans l’intermédiaire des dialogues. Cette aventure fondatrice du cinéma moderne se poursuit avec La Nuit (1960) et L’Éclipse (1962), qui enregistrent l’agonie, la rupture ou l’impossibilité ontologique de couples à la dérive, évoluant dans des environnements urbains glacés et déshumanisés qui subissent des processus de désertification allégoriques. Les surfaces de verre et de béton, les espaces vides en noir et blanc deviennent le décor métaphorique de la solitude et de l’angoisse existentielle. Le couple de L’Eclipse s’absente de la fin du film, remplacé par une succession de plans architecturaux et nocturnes désertés par la figure humaine.

Premier film en couleurs d’Antonioni, Le Désert rouge (1964) est une œuvre clé dans sa filmographie. Il marque l’accomplissement de sa collaboration avec Monica Vitti, et l’ouverture vers des recherches plastiques sidérantes de sophistication. Proches de la perfection et d’un raffinement inouï dès Chronique d’un amour, la composition du cadre et le travail sur la profondeur de champ s’enrichissent dans Le Désert rouge d’interventions audacieuses du cinéaste et de son directeur de la photographie, Carlo Di Palma, sur la couleur. Antonioni n’hésite pas à modifier les teintes des paysages et des constructions afin d’obtenir une texture d’images capable d’exprimer le malaise de sa protagoniste. Le Désert rouge est impressionnant par la façon dont le cinéaste parvient à décrire un site urbain en même temps que le paysage mental tout aussi « mutant » de son héroïne, et à enregistrer l’inadaptation au monde des êtres qui l’habitent, qui se réfugient dans l’immobilité ou la fuite. Le Désert rouge est, après L’avventura, la seconde étape décisive d’Antonioni vers un cinéma qui dépasse la psychologie et le réalisme pour parler du monde visible (la modernisation de la société italienne, la mutation de l’environnement, la crise du couple) et invisible (la névrose de son héroïne) par des taches de couleurs ou des plans à la frontière de l’abstraction.

Après quatre films interprétés par Monica Vitti, Antonioni quitte l’Italie et délaisse par la même occasion ses personnages de femmes pour suivre les errances métaphysiques d’archétypes masculins habités par un désir vague de fuite, une pulsion morbide qui les achemine vers le dédoublement, la solitude, la disparition, la mort. Blow Up (1967), Palme d’or au Festival de Cannes, est un récit policier sans résolution, réflexion brillante sur l’art et la réalité, dans lequel l’agrandissement d’une image photographique permet l’apparition puis la disparition de la preuve d’un meurtre. Après ce triomphe critique et commercial, Antonioni choisit de radicaliser sa démarche d’artiste et de voyageur. Il s’embarque pour des aventures aussi cérébraux que géographiques, et des expériences inédites où les innovations techniques sidérantes (les explosions finales au ralenti de Zabriskie Point (1970), l’avant-dernier plan à 360 degrés de Profession : reporter dans lequel la caméra s’envole à travers les barreau d’une fenêtre (1974), s’accompagnent d’un ton de plus en plus désenchanté. Zabriskie Point part à la rencontre de la jeunesse contestataire américaine mais aussi des immensités désertiques de la Vallée de la Mort, regard critique d’un artiste Italien sur les États-Unis, sa société consumériste mais aussi son cinéma. Le film est une variation sur La Mort aux trousses, et l’œuvre d’Antonioni entretient avec celle de Hitchcock une étrange et fascinante relation qui pourrait résumer celle qui lie le cinéma moderne au cinéma classique.

Chef-d’œuvre absolu, aboutissement d’années de réflexions et de voyages, Profession : reporter avec Jack Nicholson est aussi le film le plus lumineux d’Antonioni, même si la mort y rôde du début à la fin. Le projet d’échange d’identité du reporter, poursuivi à la fois par des tueurs et la curiosité de sa femme, est voué à l’échec, mais il parvient, un bref moment à « devenir lui-même » en volant la vie d’un autre, à goûter à la liberté véritable et découvrir, comme le notait Alberto Moravia au sujet du film, que l’homme n’existe vraiment qu’en dehors de la société.

 

De retour à Rome après de nombreux tournages dans le monde entier, Antonioni n’abandonne pas avec Identification d’une femme (1982) ses thèmes de prédilection comme l’absence et l’errance. Un cinéaste double d’Antonioni, Nicolo (Tomas Milian), à la recherche d’un personnage féminin pour son film, rencontre successivement deux jeunes femmes, l’aristocrate Mavi qui disparaît et Ida qui prend sa place, elle aussi androgyne et mystérieuse, presque son double. Le scénario ressemble à une enquête policière dénuée d’action, dont la plupart des pistes n’aboutissent nulle part. On ne saura jamais qui est l’instigateur des menaces dont est victime Nicolo. La tentative – avortée – d’identification ne se limite certes pas à retrouver Mavi ni même à éclaircir sa psychologie. Le cinéaste cherche avant tout à percer le secret de la jouissance de la jeune femme, et la révélation de sa bisexualité n’y apporte qu’une réponse superficielle. Le film marque l’aboutissement magnifique du travail formel d’Antonioni, à la fois virtuose et « techniquement doux » (la fameuse scène de la route noyée de brouillard, lointain écho au Désert rouge). Antonioni n’est pas seulement un des plus grands artistes de la modernité, c’est aussi un cinéaste de la jeunesse, de la contemporanéité et de la mode. Après la société mondaine de Turin dans Femmes entre elles, le « swingin’ London » de Blow Up et l’Amérique hippie de Zabriskie Point, Identification d’une femme propose la radioscopie exacte de l’Italie des années 80, assombrie par le terrorisme, sinistre et vulgaire, entre repli aristocratique et triomphe de la petite-bourgeoise. L’utilisation de rock planant et de comédiens venus du cinéma commercial, témoigne de cette volonté de trivialité associée au raffinement du film, réponse aux « Fragments d’un discours amoureux » de Roland Barthes passé au filtre du « giallo » – correspondances entre Identification d’une femme et Ténèbres de Dario Argento, tournés la même année. Où partir filmer après l’Angleterre, les États-Unis, l’Espagne mais aussi l’Afrique, l’Inde, la Chine (le documentaire controversé Chung Kuo, la Chine, 1972) ? Antonioni traite son unique incursion dans le passé sur un mode expérimental et futuriste. Fait exceptionnel à l’époque, il tourne en vidéo Le Mystère d’Oberwald (1981), d’après L’Aigle à deux têtes de Cocteau (encore une histoire de double), ce qui lui permet de se livrer à des recherches chromatiques surprenantes, mais avec un résultat décevant en raison d’un projet trop éloigné des préoccupations du cinéaste et d’une technique encore balbutiante. La piste de la science-fiction est évoquée lors du plan final d’Identification d’une femme, l’idée d’un film futuriste, mais aussi d’un thriller se déroulant sur un bateau – The Crew – est alors caressée par Antonioni. En 1985 Antonioni est victime d’un AVC qui le laissera partiellement paralysé, presque totalement privé de l’usage de la parole jusqu’à sa disparition en 2007. Malgré la maladie qui ralentit ses activités il ne renoncera jamais à la mise en scène et au cinéma. De tous ses projets avortés, le cinéaste ne retiendra que la caresse, en consacrant ses derniers films, à partir d’Identification d’une femme (le film à épisodes Par-delà les nuages, le segment « Il filo pericoloso delle cose » du film collectif Eros) à l’exploration de l’érotisme, affirmation triomphante d’un désir de vie, d’une curiosité obsessionnelle pour les femmes et d’une sensualité répétée jusque dans ses films les plus désespérés. Son geste ultime de création cinématographique trois ans avant sa mort, le magnifique court métrage Le Regard de Michelangelo, montre le cinéaste dans un face à face muet avec la sculpture de Moïse exécutée par Michel-Ange, intégrée au tombeau du Pape Jules II dans la basilique de San Pietro in Vincoli à Rome.

 

 

 

Partenaire de la Cinémathèque française, ARTE diffusera lundi 13 avril en deuxième partie de soirée à l’occasion de la rétrospective Michelangelo Antonioni l’un des plus beaux films du réalisateur italien, L’Eclipse, sur lequel nous reviendrons demain.

 

 

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