Olivier Père

Histoire de ma mort : entretien avec Albert Serra

Hier est sorti dans les salles françaises Histoire de ma mort (Història de la meva mort) le nouveau film d’Albert Serra auréolé de son Léopard d’Or obtenu au Festival de Locarno cet été, distribué et coproduit par Capricci. A l’occasion de ce superbe voyage au bout de la nuit nous avons décidé de revenir avec Albert Serra sur ses méthodes de travail uniques, son appréhension et sa vision du cinéma qui se distinguent par un anticonformisme, une absence de compromis et une inventivité absolus. Propos exaltés et passionnants avec un fort accent catalan enregistrés dans un café parisien et dont cette retranscription la plus fidèle possible ne peut donner qu’un faible aperçu.

Albert Serra à Locarno

Albert Serra à Locarno

Le Chant des oiseaux était un film sur la croyance et sur des pionniers, les rois mages, un film plein d’espoir, tourné vers l’avenir. Histoire de ma mort au contraire est un voyage vers la nuit et l’horreur. Pourtant ton approche du cinéma n’est pas romantique et cela ne correspond pas à un changement d’état d’esprit…

Je ne veux rien dire, chaque film se fabrique toujours avec des idées esthétiques. Ce qui lie ces idées entre elles, ce sont les acteurs, des corps. La seule différence est qu’avec mes deux premiers films il y avait d’abord les acteurs et ensuite je trouvais une idée pour les filmer, avec Histoire de ma mort ce fut l’inverse. Il y a d’abord une idée originale qui est éloignée de la matérialité des acteurs. Certes quand on trouve l’acteur on trouve la clé du film, mais n’y a plus ce désir un peu contemplatif de vouloir filmer un acteur. Maintenant je suis arrivé à un tel degré de conscience que j’ai l’impression de pouvoir transformer n’importe qui en acteur intéressant à filmer. Peut-être pas tout le monde, mais presque. J’ai confiance en mon intuition. Je sais que je vais les trouver, sans les connaître, même si je finis toujours pas choisir des gens du peuple qui habite dans mon village ou ses environs. Peut-être que le projet de mon nouveau film était davantage dans ma tête que devant mes yeux, mais sur le tournage c’est tout le contraire qui s’est produit. Le tournage était plus performatif que jamais, avec encore moins de préparation que d’habitude. Mais j’ai peut-être perdu un peu de ce désir pur de filmer des acteurs qui constituait les racines de mes films. J’ai davantage la conscience que c’est avant tout un travail artistique, même je continue de prolonger ce lien et cette envie d’être ensemble au-delà du tournage, dans les voyages, les festivals…

Honor de cavallería était un film sur l’amitié…
Histoire de ma mort aussi. Mais au film des films que je réalise ce concept d’amitié évolue. Le seigneur a fait pour moi des merveilles était conçu comme la dernière façon possible de mettre tous ces gens, les amis de ma troupe, ensemble dans un film. Cette utopie n’est plus possible maintenant. Chaque troupe finit fatalement par se dissoudre, à cause du succès ou d’autres choses, Fassbinder en a beaucoup parlé dans ses entretiens. Le critique portugais Francisco Ferreira a dit que Histoire de ma mort parlait de la corruption, mais qu’il y avait encore à l’intérieur du film un personnage qui est très pur, très innocent, et c’est Sancho (Albert Serra et ses amis continuent de surnommer son acteur Lluís Serrat « Sancho », du nom de son personnage dans Honor de cavallería, même si entretemps il a interprété un roi mage et Pompeu, le valet de Casanova dans Histoire de ma mort, ndr.) Mais son innocence est débordée par le cynisme qui règne dans le film. Le film est aussi subversif puisqu’on ne sait pas trop où se trouve le vrai plaisir, du côté du bien ou du mal.

Le point de départ du film, c’est un voyage en Roumanie en 2008 à l’occasion des quarante ans de la Quinzaine des réalisateurs où nous avions évoqué avec le producteur Dan Burlac la possibilité d’un film sur Dracula…

C’était un défi : pourquoi pas Dracula ? J’étais en train de lire « Histoire de ma vie » de Casanova, j’avais commencé à le lire en français puis j’ai acheté la traduction espagnole même si elle était très chère, cent euros. Je n’ai pas tout lu, mais presque. J’étais intéressé par les recherches ésotériques de Casanova qui voulait fabriquer des filtres d’amour et de jeunesse. J’avais l’idée de mettre de l’or dans le film, au milieu d’un monde un peu pourri, et la merde est arrivée après. On a même ajouté, en postproduction, un peu de merde sur les lèvres de Casanova, quand il a la tête sous les jupes d’une fille. Il y en a juste un petit peu, comme avec le sang plus tard. C’est inquiétant. C’est avant tout un film sur l’exagération. Dans le film le Mal est diffus, mais il y a toujours cette ambiguïté qui plane : le Mal est-il réel ? Quand le vampire se retrouve avec un peu de sang dans la bouche, il dit à la fille : « Tout s’est ouvert. Tu te sens différente. Maintenant tu pourrais avoir des enfants. » On peut le comprendre de plusieurs façons, comme un réalité physique sexuelle, un viol ou comme quelque chose de beaucoup plus allégorique. Comme lorsqu’une autre fille dans la forêt dit : « J’ai peur des ours. Et des hommes. » J’aime beaucoup ce genre de dialogues, qui permettent plusieurs interprétations.

Les dialogues sont tout aussi beaux et poétiques que les images, ils ont un sens à la fois profond et caché, et c’est nouveau dans ton cinéma.

Le travail sur les dialogues était nouveau et cela m’a beaucoup plu. Je tourne beaucoup de longues scènes dialoguées, comme par exemple entre Montse Triola (âme soeur et plus proche collaboratrice d’Albert Serra sur tous ses films, ndr) et Eliseu Huertas (qui interprète Dracula), trois heures de dialogues en champs contre-champs, avec deux acteurs. D’habitude sur mes autres films je demande aux acteurs de répéter des phrases et des mots que je leur dicte, je donne des indications de texte en direct pendant la prise, je pose des questions sans donner la réponse. Je mets en place un mélange de confusion, de créativité et de performance, sans jamais répéter trois ou quatre phrases à la suite. Avec Histoire de ma mort, j’écrivais sur un papier tous les dialogues improvisés qui étaient dits par les acteurs pendant des séquences qui pouvaient durer trois heures. Je me retrouvais avec huit ou pages de dialogues notés. J’écris tout, je n’ai pas de scripte. Il y a déjà quelques scènes dialoguées dans le scénario, mais la grande partie est inventée au moment du tournage. A partir de cette dizaine de pages de dialogues commence une combinaison. 70% des dialogues dans le film sont un montage dans lequel les réponses ne correspondent pas aux questions. Les dialogues du film sont très originaux car personne ne les a pensé de la sorte avant que je ne décide du montage. C’est un secret de fabrication, qui offre des possibilités infinies. Le montage d’une seule scène peut durer une semaine. Je travaille beaucoup sur ce montage, puis je l’abandonne. Les dialogues existent pour la première fois quand je les regarde, une fois le montage terminé. Cela débouche sur un mélange de cohérence psychologique, de fraicheur et de mystère. C’est la liberté sans la gratuité. Même l’acteur le moins conscient du monde, professionnel ou pas, apporte de la psychologie quand on lui demande de dire des dialogues devant la caméra. Il va anticiper ce qu’il va dire ou ce qu’il va répondre. Avec mon système de montage des dialogues c’est impossible. Les dialogues seuls créent le sens, la psychologie, mais aussi un mystère, une poésie.

Casanova, interprété par Vicenç Altaió

Casanova, interprété par Vicenç Altaió

Quelle est ton interprétation du personnage de Casanova ?

Casanova n’est pas Don Juan. Casanova a toujours entretenu d’excellents rapports avec les femmes. Il ne cherche pas la satisfaction personnelle, il veut donner du plaisir aux autres. C’est l’ouverture, la communication. J’aimais beaucoup cette idée d’obsession et de puissance, de curiosité totale. En ce sens je suis très fidèle à ses Mémoires. Je l’ai filmé souvent en train de faire plusieurs choses en même temps : lire, manger, parler, boire, rire, pleurer… Dans les dialogues de la deuxième partie j’ai introduit beaucoup de confusion dans le personnage de Casanova, qui perd pied dans un monde qui n’est plus le sien. Il disparaît physiquement mais aussi intellectuellement. L’acteur n’avait aucune mémoire, donc cela aidait beaucoup à l’incohérence de ses discours.

Et Dracula ?

Je n’ai pas voulu insister sur la portée allégorique du vampire, surtout qu’au moment du tournage je reviens à la matérialité du film. Bien sûr j’avais conscience de ce combat entre les Lumières et les Ténèbres, le Bien contre le Mal, mais l’idée essentielle du film, c’est le désir de la nuit. La nuit les choses sont plus confuses, on peut confondre le vrai désir et le faux désir, le vrai désir est-il nécessairement lié à la corruption ? Dracula est là uniquement pour corrompre les autres, ce n’est pas un monstre de jouissance. Paradoxalement les scènes sexuelles de Casanova sont toujours désagréables : elles incluent le sang, la merde, tandis qu’on sent que les filles ont du plaisir à se faire mordre par le vampire, c’est plus tentant. Il y a la jouissance du mal. C’est peut-être aussi un film sur l’hypocrisie. La comparaison entre un vampire et un cinéaste est tentante. Le cinéma, c’est la corruption des autres. Les acteurs, le succès, les spectateurs… Moi je suis le même, je n’ai pas changé. Mêmes producteurs, mêmes acteurs depuis le début, je dors toujours dans le même lit quand je vais à Paris.

Combien d’heures de rushes, comment de temps pour trouver la forme du film au montage ?

Le montage a duré un an et demi, et il y avait plus de 400 heures de rushes. Nous avons tourné avec deux caméras pendant la moitié du tournage. Je ne regarde jamais dans l’objectif. Et tout le système du tournage est basé sur l’absence de communication entre l’équipe et moi.

Le tournage a été émaillé d’incidents techniques assez inhabituels…

C’est une longue histoire. En effet nous avons dû changer quatre fois de caméra sur le tournage. J’ai renvoyé de nombreux techniciens et nous avons fait le film avec une équipe réduite, les gens qui étaient vraiment passionnés par le projet. Mais cela nous a fait perdre beaucoup de temps et d’argent.

Le risque de ton travail est qu’il repose sur une absence presque totale de préparation.

Oui c’est très risqué mais j’aime cette tension, sinon ce serait un peu ennuyeux. Les tournages de mes films sont toujours très joyeux, même si trop de relaxation peut être nuisible au jeu des acteurs.

Pour la première fois ton film est en 2.35, l’équivalent du scope…

Mon premier film était en 1.85 et Le Chant des oiseaux au format 1.66. Le format large d’Histoire de ma mort est le fruit du hasard. Je m’explique : j’avais décidé de mettre un scotch noir à droite et à gauche du viseur pour la composition du cadre. Mon chef opérateur ne jugeait pas que ce fût nécessaire. Au milieu du tournage en plein chaos je me rends compte que c’est une erreur que les plans manquent d’air. Un ami à moi me propose d’essayer l’objectif 2.35 et je trouve ça magique. Les côtés sont toujours vides et cela donne un aspect atmosphérique au film. Personne n’avait imaginé ce cadrage quand on l’avait tourné, comme les dialogues ! C’est imparfait mais totalement performatif. C’est peut-être quelque chose que je vais poursuivre dans mon prochain film. Je dirai au chef opérateur : « Fais ce que tu veux, tu ne connais pas le format final du film. » Et à la fin du tournage, je choisirai.

Comment envisages-tu la suite de ta carrière ?

C’est difficile à dire. Il faut toujours changer, mais rester le même. Même quand je fais une installation à la dOCUMENTA, je la fais avec les amis qui tournent les films avec moi. Il y a beaucoup de marge, et beaucoup d’amour à perdre avant de sombrer dans les pièges du cinéma culturel. Les tournages de mes films sont trop chaotiques pour ça. La littérature est plus complexe que le cinéma, et les films seront toujours plus complexes que l’art contemporain. L’art vidéo c’est le langage ; le cinéma c’est la littérature, c’est-à-dire le langage plus le sens. Histoire de ma mort propose une façon d’exprimer des idées philosophiques avec des images sans tomber dans l’abstraction. Du point de vue formel nous sommes arrivés à quelque chose d’intéressant grâce au numérique. C’est une renaissance du cinéma après une soit disant mort dans les années 90. Le destin des grands films aujourd’hui est-il d’être projetés seuls dans la nuit ? Peut-être que personne n’ira les voir mais ils existent.

 

Histoire de ma mort

Histoire de ma mort

P.S. : on peut aussi lire l’entretien avec Albert Serra dans le numéro d’octobre d’ »Art Press », sa conversation avec Alexandre Sokourov et ses propos sur son film dans celui de « So Film », son journal de bord de Cassel et ses réflexions sur la tauromachie dans le numéro de la revue annuelle « Capricci », hautement recommandable.

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