Olivier Père

Rétrospective Raffaello Matarazzo à la Cinémathèque française (3)

La rétrospective Raffaello Matarazzo s’et terminée hier et restera comme l’une des manifestations majeures organisées par cette vénérable institution depuis son installation à Bercy. En témoignent la ferveur et l’assiduité avec lesquelles elle fut suivie par de nombreux cinéphiles et quelques cinéastes, à la curiosité aiguisée par la rareté et la notoriété de certains de ces films invisibles depuis longtemps. Avant de revenir sur quelques titres essentiels du cinéaste italien que nous n’avons pas pu voir ou revoir dans la salle Georges Franju et que nous commenterons plus tard (Treno popolare, Le Navire des filles perdues, Maliconico autunno… à visionner en DVD) voici les plus beaux titres découverts à la Cinémathèque française la semaine dernière, dans une œuvre forcément inégale. Ils témoignent de la richesse et de la diversité d’inspiration de Matarazzo, avec toutefois la récurrence de certains motifs ou thèmes qui prennent une dimension obsessionnelle dans ses mélodrames.

 

L’albergo degli assenti (1939)

Traduction littérale du titre : l’auberge des absents. C’est sans doute la plus étonnante révélation de la rétrospective Matarazzo. Ce film inédit en France (photo en tête de texte) était invisible depuis longtemps et inconnu de la plupart des cinéphiles. Il s’agit pourtant d’un film extraordinaire, à l’étrangeté incomparable. Cette histoire d’hommes et de femmes portés disparus et que l’on retrouve séquestrés dans un hôtel abandonné dont portes et fenêtres ont été murées, et qui reconstituent dans leur geôle une sorte de micro société mondaine et décadente, est hantée par un sentiment d’inquiétude cauchemardesque et quasiment métaphysique. Il est possible d’appréhender dans ce film sorti en 39 une forme de prémonition des horreurs de la guerre, comme l’a noté le cinéaste Pascal Thomas après la projection. Le climat d’angoisse et d’abstraction dans lequel baigne le film rappelle certaines productions de Val Lewton ; on songe aussi à L’Ange exterminateur réalisé vingt-trois ans plus tard ou aux serials de Fritz Lang. La destruction finale de l’hôtel par le feu, semant la déroute parmi les victimes et les geôliers, une bande de criminels patibulaires et difformes, est digne des grands films fantastiques. Matarazzo a même l’audace de parsemer cette œuvre policière d’une noirceur extrême de touches légères et comiques. Voici le chef-d’œuvre secret de son auteur, mais aussi du cinéma italien des années 30.

 

Giù il sipario (1940)

Cette rétrospective aura permis de vérifier que les comédies de Matarazzo essentiellement réalisés dans les années 30 et 40 sont souvent plaisantes, parfois pénibles mais toujours mineures par rapport à ses mélodrames. Disons qu’elles semblent anodines et impersonnelles, alors que Matarazzo semblait les porter dans son cœur, et leur accorder davantage d’importance que ses films lacrymaux. On compte cependant de grandes réussites comiques dans la carrière de Matarazzo, comme Giorno di nozze ou Giù il sipario (traduction littérale : « baisser de rideau » ou quelque chose comme ça) situé dans le monde du théâtre. Un jeune auteur ridiculement dénué de talent s’arrache les cheveux devant les préparatifs désordonnés de la première de sa pièce, un drame historique ampoulé. Le directeur du théâtre est ruiné, les acteurs sont d’affreux cabotins… La représentation débute de manière catastrophique, sous les huées des spectateurs. A l’entracte le directeur – lui aussi un fieffé cabot – a l’idée géniale de s’adresser au public en leur expliquant que la pièce n’est pas un drame, mais une farce. Le spectacle se termine alors en triomphe, le théâtre est sauvé et le jeune dramaturge comprend qu’il est préférable de renoncer à ses ambitions artistiques. Comédie menée tambour battant, riche en situations cocasses et jeux sur les paradoxes de l’illusion théâtrale et de la réalité, de la scène et des coulisses, de l’échec et du succès dans une tradition qui va de Guitry à Rozier.

 

Le Fils de personne (I figli di nessuno, 1952)

Sans doute le sommet du cycle Sanson-Nazzari (dont c’est le troisième titre) et de la filmographie de Matarazzo, Le Fils de personne pousse à son paroxysme la belle contradiction des mélodrames du cinéaste : plus les situations sont excessives, baroques et lacrymales, plus la mise en scène de Matarazzo excelle dans la retenue, le classicisme, l’épure. Cela ne veut pas dire que les films soient remarquables par leur sobriété ; les acteurs, encouragés par Matarazzo, n’hésitent pas à exprimer leurs tourments, à laisser exploser une douleur et une angoisse longtemps refoulées. Mais le style de Matarazzo se caractérise par sa sérénité, un lyrisme discret qui est celui d’un authentique cinéma spiritualiste, transcendant les clichés du feuilleton. Dans une avalanche de coup de théâtre, de drames, de deuils et d’acharnement du destin (Matarazzo et ses scénaristes parviennent à faire mourir un enfant deux fois, multipliant le calvaire de sa mère), une scène – sublime – résume à elle seule l’art de Matarazzo : un enfant fugueur croise sur son chemin une religieuse et lui donne à boire dans ses mains. Les deux êtres solitaires éprouvent un trouble mystérieux lors de cette fugace rencontre, a point de se retourner chacun à leur tour pour voir s’éloigner l’autre. Ni la mère ni le fils ne peuvent savoir qu’ils viennent de se voir et de se parler. L’ironie d’un sort cruel n’est absolument pas soulignée et quelques plans d’une absolue délicatesse, dignes de Mizoguchi, nous emplissent d’émotion. C’est le seul mélo de Matarazzo qui finit mal, et son plus grand succès populaire, ce qui encouragera la production d’une suite folle et géniale, La Femme aux deux visages.

 

Guai ai vinti (1954)

Un autre mélodrame intense et déchirant (traduction littérale du titre : « malheur aux vaincus »), cette fois-ci situé dans un contexte historique précis. Pendant la Première Guerre mondiale, tandis que les hommes sont au front et que les troupes austro-hongroises envahissent la Vénétie, Luisa une femme mariée et Clara sa jeune nièce n’ont pas le temps d’abandonner leur maison et sont violées par des soldats autrichiens, tandis que la petite fille de Luisa est en état de choc et perd l’usage de la parole. Les deux femmes se retrouvent enceintes et doivent affronter la honte de leur condition. Luisa préfère avorter de peur de révéler la vérité à son mari, tandis que Clara donne naissance à un enfant et subit l’opprobre de la population qui l’accuse de connivence avec l’ennemi. Comme toujours dans les mélodrames de Matarazzo la maternité est au cœur du récit, avec ici le dilemme moral et religieux de l’avortement, banni par l’Eglise catholique. On assiste à une curieuse symétrie entre le destin des deux héroïnes : l’une choisit que son enfant issu d’un viol ne naisse pas pour continuer à vivre comme avant le drame ; l’autre, plus jeune, meurt parce qu’elle a choisi de donner la vie. Le final réunit une mère et un bébé, conclusion qui rappelle que toujours chez Matarazzo (voir L’Esclave du péché) les liens du cœur sont aussi forts – voire davantage – que les liens du sang, et que l’amour se déplace d’une âme à l’autre, d’un corps à l’autre, comme par réincarnation.

 

L’Esclave du péché (La schiava del peccato, 1954)

C’est l’un des plus beaux mélodrames de Matarazzo, et pourtant il n’est pas interprété par Yvonne Sanson et Amedeo Nazzari. C’est Silvana Pampanini qui incarne une entraîneuse sauvant par hasard la vie d’une petite fille polonaise lors d’un désastre ferroviaire. L’attachement immédiat et presque surnaturel de l’enfant à la jeune femme répond au souvenir de cette dernière dont le bébé est mort à la naissance quelques années plus tôt. Encore cette idée de la circulation des âmes chère à Matarazzo et son scénariste De Benedetti. Le film suit le long et laborieux chemin de la jeune femme pour retrouver la respectabilité sociale qui lui permettra d’obtenir la garde de l’enfant qu’elle aime comme sa propre fille, jusqu’à un retournement de situation d’une cruauté exceptionnelle. Un beau film sur la bonté et le sacrifice de soi, qui montre que l’amour maternel est plus fort que tout.

 

La Femme aux deux visages (L’angelo bianco, 1955)

Cas particulier – à plus d’un titre ! – dans la série des sept films interprétés par Yvonne Sanson et Amedeo Nazzari, La Femme aux deux visages est la suite directe du Fils de personne, tandis que les autres longs métrages proposent des histoires indépendantes. Fait notable, Yvonne Sanson y interprète deux rôles : celui du premier film (Luisa, une femme brisée par la mort de son fils et qui a choisit d’entrer au couvent) et aussi Lina, une femme de mauvaise vie, artiste de music-hall au charme vulgaire et prostituée occasionnelle, que le héros Amedeo Nazzari va rencontrer par hasard dans une gare. L’apparition de Lina à la fenêtre d’un train est superbement mise en scène. Impossible de ne pas songer à Vertigo, réalisé trois ans plus tard, devant cette histoire d’un homme rendu fou par la douleur (il perd son fils dans le premier film, son épouse et sa fille dans le deuxième) et qui voit la femme de sa vie réapparaître avec une nouvelle personnalité… le dédoublement se substitue à la réincarnation. il s’agit sans doute du scénario le plus délirant et le plus extrême jamais filmé par Matarazzo, tant par la surcharge mélodramatique que l’atmosphère onirique et presque fantastique qui imprègne ce récit qui ressemble à un rêve fiévreux. Yvonne Sanson, habituée aux rôles de madones belles et tourmentées est aussi bouleversante et convaincante en religieuse qu’en putain, personnage où elle peut exprimer une sensualité extraordinaire mais toujours bridée par le poids de la faute et de la rédemption. Cette rétrospective nous aura permis de découvrir l’érotisme généreux de cette actrice étonnante, dont les deux grains de beauté sur le menton, plus ou moins mis en valeur selon les caractères qu’elle interprète, n’ont pas fini de nous hanter.

A suivre…

 

 

 

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