Olivier Père

Entretien avec Jess Franco

Le 2 avril disparaissait Jess Franco. Nous l’avions rencontré pour la première fois en octobre 1998 à Paris, avec Jean-François Rauger directeur de la programmation de la Cinémathèque française et critique au « Monde », pour un entretien qui portait particulièrement sur les débuts de sa carrière, sa passion pour le cinéma hollywoodien mais aussi Godard, Franju, Welles, le jazz… Franco par pudeur préférait parler des films des grands cinéastes qu’il admirait, pas des siens. Pourtant, ému par un début de reconnaissance tardive initiée par les projections de certains de ses films à la Cinémathèque, il finit par dévoiler sa conception très particulière du cinéma et de la mise en scène. Pour rendre une nouvelle fois hommage à une figure irremplaçable du cinéma bis européen, voici la retranscription de cette interview qui ne traite que d’une infime partie de l’oeuvre proliférante de Franco mais apporte un éclairage particulier sur le rapport boulimique, compulsif, fétichiste et aussi poétique et subversif du cinéaste espagnol avec la réalisation de films, qui était pour lui une question de vie ou de mort (photo en tête de texte : Soledad Miranda dans Eugénie de Sade, 1974.)

Adieu Jess

Adieu Jess

Comment avez-vous découvert le cinéma ?

J’ai découvert le cinéma quand j’étais gosse. Je voyais trois films de suite, en mangeant des « pipas », des graines de tournesol grillées. À la fin de la séance, tout le sol de la salle en était couvert. J’ai vu des programmes qui m’ont marqué pour la vie. Le même jour, j’ai vu la version de Michael Curtiz de Masques de cire (Mystery of the Wax Museum, 1933), ce formidable film de la Warner, Songe d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Dream, 1935) de William Dieterle et Max Reinhardt et Guerre au crime (Bullets or Ballots, 1936) de William Keighley. Avec mon frère, nous allions voir les films pour leurs metteurs en scène. Personne n’avait encore dit que Raoul Walsh était un metteur en scène remarquable. Tout le monde détestait ça. Hawks, Walsh, on savait qui ils étaient et on avait vu tous leurs films sortis en Espagne. À cette époque, le cinéma américain était tellement prude que les films n’avaient pas de problèmes avec la censure et sortaient en Espagne sans coupures. C’est comme ça aussi que j’ai commencé à connaître le cinéma bis, car il y avait une salle près de chez moi où j’ai vu tous les serials de William Witney et John English. Mysterious Doctor Satan, c’est merveilleux. J’ai eu surtout une connaissance du cinéma américain, parce que le cinéma européen était presque banni, à cause de sa liberté. Dès qu’on voyait Ginette Leclerc montrer une cuisse, c’était coupé et interdit. Vous ne pouvez pas imaginer cette censure de salopard. Le jour où j’ai décidé de façon ferme que je voulais faire du cinéma, j’ai compris qu’il me fallait quitter l’Espagne, m’échapper. J’ai joué de la trompette – j’étais musicien de jazz professionnel, j’ai fait des choses que je n’aimais pas faire comme des galas à la con ou des fêtes de mariage et autres conneries pour ramasser un peu de fric et me payer un billet de train en troisième classe pour aller à Paris. Mon père n’était pas d’accord, alors j’ai préparé mon passeport en cachette, imité la signature de mon père – j’avais 19 ans, et la majorité était à 21 ans à cette époque. J’avais donc un passeport, du fric pour quinze jours et j’ai obtenu un petit travail à l’Unesco. Au bout de quinze jours je n’avais plus de fric, mais je suis resté deux ans et demi à Paris, et j’ai pu voir presque tous les films que je voulais voir.

C’est à cette époque que vous fréquentez avec assiduité la Cinémathèque française…

C’est pour ça que j’étais venu. Quand j’avais un peu plus de fric, j’allais dans les autres cinémas. Mais c’était la base. J’ai rencontré Henri Langlois qui a été super gentil avec moi. J’ai quitté Paris car j’ai eu la chance de pouvoir rentrer dans le cinéma professionnel. J’ai obtenu une place de dernier assistant sur un film de Juan Antonio Bardem, Comicos, en 1954. J’étais dernier assistant, troisième assistant, deuxième assistant…. J’ai fait beaucoup de films comme premier assistant et ensuite j’ai commencé à écrire des scénarios, à filmer des plans que le metteur en scène ne voulait pas faire, et finalement je suis passé à la mise en scène de courts métrages.

En 1959, vous réalisez votre premier long métrage, Temenos 18 Anos.

Opération lèvres rouges

Affiche espagnole d’Opération lèvres rouges

Un film massacré par la censure, et presque interdit. Ils étaient très intelligents, les salauds. Ils n’interdisaient pas les films, mais ils découpaient les scènes, ou alors ils décrétaient un film de troisième classe, ce qui l’empêchait de sortir dans les salles de première classe. Le film était cantonné dans les salles de quartier. C’est un premier film très, très fou, comme une bande-annonce de mon œuvre future. Puisque maintenant j’étais déjà dans le métier, avec un copain qui était directeur de production d’une société cinématographique super fauchée, on a décidé de commencer un nouveau film tout de suite, Opération lèvres rouges (Labios rojos, 1960).

Vous aviez déjà le souci de ne jamais vous arrêter de filmer ?

Non, pas encore. D’ailleurs, je ne suis pas un mordu du tournage seulement. J’aime aussi bien le montage, la sonorisation, … C’est-à-dire faire un film de l’écriture de l’histoire jusqu’à l’étalonnage des copies en laboratoire. J’ai beaucoup de confrères qui adorent tourner, parce que c’est spectaculaire. En revanche, ils s’ennuient dans la salle de montage, et ils négligent le travail. Je ne comprends pas ça : c’est au montage qu’on récupère le récit, qu’on donne le rythme du film, ses signaux. Je trouve que le plus important, c’est ce qui se passe dans le plan. Nous, les metteurs en scène, soignons trop le cadre, la dimension picturale du cinéma. On arrive des fois à des choses visuelles merveilleuses, mais l’essentiel c’est la mise en scène à l’intérieur du plan : le jeu des acteurs, donner une véracité, à l’intérieur de mes films qui ne sont pas du tout réalistes. Il faut donner l’impression que ce qui se passe est vrai pour que le spectateur accepte mes folies.

D’où votre intérêt pour les longs plans.

J’aime bien les longs plans si j’ai la possibilité d’intercaler des choses, avec des plans de réserve pour pouvoir couper.

L'Horrible Docteur Orlof

L’Horrible Docteur Orlof

Comment est né votre premier film d’horreur, L’Horrible Docteur Orlof (Gritos en la noche, 1961) ?

J’avais écrit l’histoire bien auparavant car j’écrivais à l’époque des petits romans populaires qu’on lit dans le métro. J’écrivais en moyenne un roman par semaine. J’ai fait ce film presque par hasard. Je voulais adapter « La Révolte des pendus » de B. Traven, que j’adorais, mais qui s’est trouvé interdit par la censure au moment où on était déjà en production. Comme la production ne pouvait pas s’arrêter, il a fallu trouver autre chose. J’avais déjà l’expérience des tracasseries de la censure vécues par mes collègues comme Bardem. Du moment que l’histoire ne se passait pas en Espagne, mais dans un pays d’Europe centrale… Ils s’en foutaient. J’ai eu l’idée, puisque j’adorais depuis toujours l’expressionnisme allemand, de montrer aux deux producteurs, français et anglais, Les Fiancées de Dracula de Terence Fisher, qui rencontrait un grand succès dans les salles. Vous savez que les producteurs ne vont presque jamais au cinéma. Ils vont voir les films de leurs copains, et c’est tout. Ils ne connaissaient donc rien à l’épouvante. Ils ont vu le film et ont compris que ça fonctionnait commercialement, alors ils ont accepté de produire un film comme ça.

On perçoit dans ce film à la fois l’influence de l’expressionnisme allemand et du jazz. Le scénario est très proche des Yeux sans visage de Georges Franju.

Le film n’était pas encore sorti. C’est vrai que les deux films se ressemblent, l’idée devait être dans l’air. Les Yeux sans visage est un film magnifique. Mon film était plus un film de circonstance. Celui de Franju est plus classique, moins nerveux. Il a traversé le temps.

Affiche de Cartes sur table

Affiche de Cartes sur table

Avez-vous envisagé votre film Cartes sur table (1966) comme une parodie d’Alphaville de Jean-Luc Godard ?

Non, parce que j’aime beaucoup Alphaville. J’adore Godard, je trouve que c’est un génie, et Alphaville est un chef-d’œuvre, même aujourd’hui. Monsieur Godard, avec ses images et de ses sons, est parvenu à transformer Orly en une autre planète. Mais c’est vrai qu’on a mis dans le film deux ou trois petits hommages à Alphaville, qui n’avait pas du tout marché à l’époque, avait été un désastre commercial. Le producteur était content qu’on prenne le chemin de quelque chose de plus léger plutôt que de partir dans le même monde qu’Alphaville. Il a eu peur. Et moi je ne voulais pas refaire Alphaville parce que Godard avait un talent extraordinaire, et je n’avais pas envie de faire le con à côté. Je n’admire pas beaucoup de gens ou de choses, mais je les admire à cent pour cent. Je ne me permettrais pas de trahir ces choses-là.

Vous avez rencontré Orson Welles, qui vous a demandé de diriger la seconde équipe de Falstaff (Chimes at Midnight, 1965).

Chasse à la mafia

Chasse à la mafia

Il avait vu à Paris Agent 077 Opération Jamaïque (La muerte silba un blues, 1964). Il est arrivé à Madrid, on lui a proposé un réalisateur pour la seconde équipe et il a dit : « non, je veux un monsieur qui s’appelle Jess Franco.» Le producteur espagnol, responsable de deux ou trois films historiques à la noix, me détestait. Je m’étais récemment disputé et bagarré avec son associé qui était le coproducteur d’un de mes films. Le producteur a d’abord voulu montrer à Welles ses films à lui, et Welles, pas du tout intéressé, a fait interrompre la projection au bout de quelques minutes. Le producteur lui a dit qu’il avait vu mon meilleur film et qu’il allait lui montrer mon dernier, qui était selon lui une merde. C’était Chasse à la mafia (Rififi en la Ciudad, 1963), un film avec Jean Servais, qui était justement un hommage à Orson Welles. Le pauvre producteur, bien sûr, ne le savait pas ! Il n’avait pas vu Citizen Kane, et n’arrivait même pas à prononcer le titre correctement. Au bout d’une bobine, Welles a dit : « appelle ce mec immédiatement. » C’était tout à fait son monde. Il a pensé que je serais parfait comme assistant.

Falstaff d'Orson Welles, co-réalisé par Jess Franco

Falstaff d’Orson Welles, co-réalisé par Jess Franco

Est-il vrai que vous avez participé au tournage de la fameuse scène de la bataille ?

On l’a tourné vingt jours partout en Espagne. Welles profitait que les soldats et les chevaux étaient là pour tourner quelques plans et quand il avait fini, il me demandait de les utiliser pour la bataille. Parfois, il convoquait deux cents soldats en armures et me demandait de tourner la scène à sa place. Un jour, je lui ai demandé où il comptait tourner la bataille et il m’a répondu : « Partout. Là où nous serons, nous tournerons la bataille. » Je lui ai demandé si ça allait raccorder. Il m’a rassuré. « Oui. Il y a la boue, il y a le brouillard, et il y a le sang. C’est partout pareil. » C’est en effet ce qui caractérise cette bataille, tellement sordide, tellement sinistre. Maintenant Monsieur Spielberg se vante d’avoir montré le premier les horreurs de la guerre… Orson a montré une bataille triste. J’aime beaucoup la bataille d’Henry V de Laurence Olivier, mais c’est trop beau ! Merde, on a envie d’y aller ! On a tourné la bataille avec beaucoup de moyens et de cascadeurs, un matériel fou, à peu près sept mille mètres de film. Et bien sûr c’est lui qui a tout monté, il ne laissait entrer personne dans la salle de montage. Il avait des monteurs, mais qui étaient seulement autorisés à ramasser les morceaux de pellicules qui étaient tombés par terre.

Au début des années 70, votre carrière s’accélère. C’est l’explosion du cinéma érotique.

J’avais la chance de tourner beaucoup. Maintenant je redémarre, avec quatre films par an. J’ai rencontré un producteur new-yorkais qui est fan de mes films et qui me laisse faire ce que je veux, tant que je ne dépasse pas le devis.

Il y a dans votre œuvre une forte influence sadienne, avec des séquences érotiques qui suspendent le récit.

Je suis un musicien de jazz qui fait des films. J’ai eu la chance de parler avec Chet Baker. Mon film Venus in Furs (1969) vient d’une phrase qu’il m’a dit un jour : « on ferme les yeux, on se laisse aller, et c’est tout. » C’est merveilleux, quand on termine un solo : toute ta vie est passée dedans, tu as traversé des mondes inconnus. Tu ouvres les yeux, à peine deux seconde se sont écoulées, et c’est fini.

James Darren dans Venus in Furs

James Darren dans Venus in Furs

Klaus Kinski et Maria Rohm dans Venus in Furs

Klaus Kinski et Maria Rohm dans Venus in Furs

Vos films accèdent à une dimension hypnotique.

Cette dimension correspond au travail d’un musicien de jazz, pas d’un cinéaste. Je le sais, c’est dangereux, mais je n’y peux rien.

Maria Rohm dans Venus in Furs

Maria Rohm dans Venus in Furs

Vous nous avez parlé de l’exécution, mais qu’en est-il du thème ?

Il y a les choses que j’aime et celles que je n’aime pas. Je n’aime pas les films pédants, et je déteste les pastiches et les comédies de mœurs. Je ne crois pas aux films à message, qui me font chier. Le cinéma doit être un spectacle. J’ai toujours admiré le cinéma d’aventure classique, mais ça coûte cher. Alors parmi les choses qui m’intéressent, c’était plus facile de réaliser des thrillers ou des films érotiques, que j’adore. J’ai essayé à plusieurs reprises de mettre en scène des films d’action et d’aventure. J’ai une longue liste de projets, d’après Jules Verne, que personne ne connaît.

Vous développez dans vos films un érotisme très particulier.

Je crois que l’érotisme doit être surréaliste. Il faut montrer des images qui correspondent davantage au désir qu’à la réalité. Évidemment j’ai été forcé de donner un peu de chair – au premier degré – à mes films, au moment de la légalisation de la pornographie un peu partout en Europe. Si j’avais des films en route que je ne souhaitais pas interrompre, j’étais obligé d’ajouter des scènes pornos. Ça m’emmerdait beaucoup, car je ne trouve ça ni joli ni cinématographique. On dirait des films médicaux.

Vos films proposent un mélange d’art populaire et de cinéma expérimental « underground. »

C’est volontaire. Quand on travaille avec des producteurs traditionnels ou officiels, ils veulent toujours des explications. Je ne trouve pas nécessaire d’expliquer qu’un homme se transforme en loup-garou parce que c’est la pleine lune, ou parce qu’il est minuit. En plus, il n’y a rien à comprendre ! On ne peut pas expliquer Dracula à chaque film. Il est là une fois pour toutes, plein de violence. Expliquer, c’est une perte de temps, et c’est de la connerie.

On a reproché à votre cinéma d’être une entreprise de destruction des mythes fantastiques.

Les mythes et les personnages fantastiques que je respecte dans ma vie privée, je les respecte dans mes films. Les autres… Le loup-garou, par exemple, je ne prends pas au sérieux celui-là. Je le trouve bien, plutôt drôle, surtout dans le film d’Erle C. Kenton, ou dans le film d’Abbott et Costello. C’est un personnage comique, mais je n’ai ni mépris ni haine pour lui. J’ai un GRAND respect pour Bram Stoker, contrairement à Coppola, qui l’a trahi. On dit que moi j’ai trahi Bram Stoker (dans Les Nuits de Dracula, 1970, ndlr), parce que je n’ai pas respecté certains petits détails, que je me suis permis des petites blagues. Mais j’aime Dracula, c’est un personnage extraordinaire, un des plus puissants de la littérature. Et je considère le roman comme un chef-d’œuvre.

Les Nuits de Dracula

Les Nuits de Dracula

On vous a reproché aussi votre utilisation excessive du zoom, que nous trouvons très intéressante.

J’ai commencé à utiliser le zoom quand je suis devenu mon propre cadreur. Au début je travaillais avec un cadreur, mais c’était impossible de lui expliquer ce que je voulais faire, il n’allait pas assez vite vers le visage d’un acteur, Howard Vernon par exemple, au moment précis où il avait une expression géniale. Ces moments-là, ce sont des miracles qui se produisent, il faut arriver à les vampiriser avec la caméra. C’est pour cela que j’ai commencé à faire des zooms, mais au départ ce n’était pas pour les utiliser. Cela me permettait de monter ensuite des gros plans sans avoir à changer d’objectif, ce qui est une perte de temps. Mais en salle de montage, j’ai commencé à penser que le zoom pouvait appuyer, faire ressentir certaines choses, et permettre de faire évoluer la narration, modifier les centres d’intérêt à l’intérieur du plan.

Affiche espagnole de Dracula prisonnier de Frankenstein

Affiche espagnole de Dracula prisonnier de Frankenstein

Dans les scènes érotiques, le zoom a plutôt une valeur déréalisante.

Oui, ça rend les choses plus abstraites. Suggérer, c’est mieux que montrer.

Vampyros Lesbos

Vampyros Lesbos

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