Olivier Père

Le Cri de Michelangelo Antonioni

Reprise dans les salles parisiennes cette semaine, grâce au distributeur Tamasa, du Cri (Il grido, 1957) de Michelangelo Antonioni, primé au Festival del film Locarno.

C’est une étape importante dans la carrière d’Antonioni, qui n’a pas encore signé L’avventura mais qui s’achemine avec Le Cri vers un cinéma nouveau caractérisé par son refus de la dramaturgie classique et son émancipation de l’esthétisme dominant encore le cinéma italien de l’époque, le néo-réalisme. André Bazin le remarqua au moment de la sortie du film en écrivant : « L’intérêt du Cri réside dans l’originalité d’un scénario dont l’action est presque insaisissable et, d’autre part, dans la tonalité générale imposée au récit par la mise en scène et surtout le style des images. »

Double rupture. Celle du cinéaste et de son personnage. Le Cri marque une rupture précoce dans le cinéma d’Antonioni qui abandonne le monde de la bourgeoisie et du luxe pour s’intéresser à un ouvrier trahi par sa femme qui quitte son travail pour errer sur les routes de la plaine du Pò en compagnie de sa fille. L’autre nouveauté antonionienne est de centrer pour la première fois un film autour d’un personnage masculin. On sait qu’Antonioni sera longtemps associé à ses portraits de femmes magnifiques mais victimes, confrontées à des hommes veules. Chez Antonioni la femme est aérienne, seulement alourdie par la névrose (Le Désert rouge) mais prompte à se volatiliser comme dans L’avventura ou Identification d’une femme. L’homme au contraire est terrien, prosaïque, lourd comme en témoigne la chute mortelle d’Aldo dans Le Cri ou la mort des protagonistes de Zabriskie Point et Profession : reporter qui se rêvent en Icare, en hommes oiseaux mais finissent par mourir en paria, sous les balles de la police ou prostré sur un lit de chambre d’hôtel. La femme disparaît, s’échappe chez Antonioni, l’homme se fracasse et meurt.

« Je ne suis plus de nulle part » déclare Aldo dans Le Cri. C’est un homme en rupture de ban, comme plus tard le personnage de Jack Nicholson dans Profession : reporter, qui abandonne femme et famille pour partir dans une aventure métaphysique. Ici la rupture est plus triviale, désenchantée, sans espoir. Aldo est quitté par sa concubine (elle était déjà mariée avec un autre, qui vient de mourir) puis part à son tour avec sa fille et rencontre des femmes, interchangeables et décevantes (ancien amour, propriétaire d’une station-service, prostituée) qui ne parviennent pas à lui apporter la paix. Retour à la case départ après une odyssée sans gloire, puis suicide. Dans toute cette grisaille, il y a une petite fille triste qui accompagne un temps son père sur la route, avant une séparation déchirante. C’est le seul personnage d’enfant de l’œuvre d’Antonioni, qui prétendait ne pas les aimer. Un homme et un enfant vagabond, cela permet automatiquement au spectateur de penser au Kid de Chaplin. Une association qu’Antonioni explicite au milieu de son film lorsqu’Aldo et sa fille, perdus dans une zone industrielle, sont pris dans une bagarre de rue, tandis qu’au fond de l’écran on distingue une affiche italienne du Kid collée au mur. La rixe sera abrégée par l’apparition de policiers. Aucun hasard bien sûr dans cette étonnante mise en abyme, et c’est d’ailleurs la seule et unique fois qu’Antonioni rend ainsi hommage à un autre cinéaste, et pas n’importe lequel. L’homme qui filma et interpréta le vagabond le plus célèbre de l’histoire du cinéma, salué par l’un des maîtres de la modernité européenne, artiste de l’errance et du désespoir. Drôle de filiation, qui se poursuivra avec Wenders. Après Le Kid et Le Cri, il y aura bien sûr Alice dans les villes.

Dans Le Cri, Antonioni marche sur les plates-bandes de Fellini et Visconti qui quelques années auparavant avaient révolutionné le cinéma par leur approche néo-réaliste du prolétariat italien et des déclassés de la société de l’après-guerre. Antonioni pourtant se distingue du marxisme de Visconti et du christianisme de Fellini : le destin de son héros transcende son statut social, malgré un ancrage ouvrier très fort qui culmine avec la manifestation et la grève de l’épilogue. Aucune trace de spiritualité. Antonioni est un cinéaste politique, mais c’est avant tout l’homme et son rapport à l’existence – et pas seulement aux femmes et à la société – qui l’obsède. Notons enfin que ce chef-d’œuvre d’un grand cinéaste est aussi un chef-d’œuvre du cinéma italien et d’une industrie au sommet de sa force créatrice et artistique. La preuve en est que seuls les cinéastes italiens furent capables d’employer des acteurs américains à peine débarqués d’Hollywood et ne parlant pas un mot d’italien, et à les rendre crédibles et magnifiques en petit escroc romain (Broderick Crawford dans Il bidone), en aristocrate sicilien (Burt Lancaster dans Le Guépard) ou en prolétaire d’Emilie-Romagne (Steve Cochran dans Le Cri), avec l’aide de la magie de la postsynchronisation. Steve Cochran, modeste acteur de westerns de série et de télévision fut sans doute seul et malheureux sur son unique tournage italien, dirigé par un cinéaste intellectuel avec qui ses rapports furent compliqués. Il est pourtant juste et bouleversant, et c’est grâce au Cri qu’on se souvient encore de lui aujourd’hui.

 

 

 

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