Olivier Père

Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques – 16 et 35 mm

Voici un dictionnaire qui frappe d’abord par son sérieux, sa sobriété et même son austérité. Nul besoin d’être un amateur ou un spécialiste du genre abordé ici pour goûter l’érudition et l’intelligence des analyses et des commentaires historiques proposés. Au contraire, la lecture superficielle ou approfondie de ces centaines de pages se révèle beaucoup moins fastidieuse, plus instructive et amusante que le visionnage de la plupart des films évoqués. Cet ouvrage collectif imposant par sa taille et son poids, autant que par l’ambition de son projet, publié aux Editions Serious Publishing sous la direction de Christophe Bier, fut l’un des événements éditoriaux de la saison estivale 2011 (et un appréciable succès de librairie) parmi les nombreux livres de cinéma publiés chaque année en France. Il mérite donc qu’on le salue un an après sa diffusion et une soirée de lancement à la Cinémathèque française (c’était le samedi 11 juin 2011) organisée par Jean-François Rauger, directeur de la programmation de cette respectable institution et membre du comité de rédaction du dictionnaire, au cours de laquelle les spectateurs purent découvrir entre autres surprises et joyeusetés L’Essayeuse de Serge Korber, classique du film X des années 70 célèbre pour avoir été condamné à la destruction sur la place publique par la cour d’appel de Paris. Fruit de la curiosité sans limite de Christophe Bier pour les marges du cinéma et de la cinéphilie, ce dictionnaire est l’aboutissement d’un désir fou et obsessionnel, mais particulièrement louable. Bier et ses excellents complices ont entrepris de défricher les vastes territoires paradoxalement vierges, du moins sur le plan critique, du cinéma érotique et pornographique français distribué en salles (soit avant la fermeture presque totale des cinémas spécialisés et l’avènement de la vidéo, du DVD puis d’internet.)

Il s’agit, avant toute chose, d’un inventaire systématique du sujet d’étude qui rend la démarche un brin monstrueuse, assez sadienne dans son souci d’exténuation du corpus. Tous les films pornographiques français tournés en 35 ou 16mm (entre 1971 et 1996) sont ainsi décrits, commentés et étudiés, même les titres les plus piteux, comme ceux constitués de chutes de films préexistants ou de montages approximatifs de séquences hard parvenant laborieusement à la durée fatidique des soixante minutes. Pour les auteurs de ce dictionnaire le cinéma pornographique, souvent considéré comme le degré le plus vil du cinéma commercial, est sans doute le dernier combat d’une cinéphilie avide de réévaluer ou de saluer des objets particulièrement impurs, oubliés et méprisés par les critiques, comme en leur temps les westerns ou les séries B fantastiques. L’érudition des auteurs nous permet de voyager dans une histoire parallèle du cinéma français, sorte de miroir déformant de l’officielle, avec ses rares artistes maudits (qui connaît Jacques Scandelari, auteur d’une adaptation de La Philosophie dans le boudoir avec Jean-Christophe Bouvet dans l’une des ses premières apparitions cinématographiques), ses nombreux tacherons, ses producteurs véreux et ses comédiens stakhanovistes, et aussi son infinité de sous-genres (comédies ringardes, faux documentaires, épouvante sexy…) et de spécialités (fétichisme, homosexualité, naturisme…), sans oublier une certaine frange du cinéma underground.

La thèse du dictionnaire est de présenter le cinéma érotico-pornographique non pas uniquement sous un angle d’étude sociologique ou économique, mais comme l’expression artistique de cinéastes (et même d’acteurs et d’actrices) qui aiment le sexe et en ont fait leur métier ou le centre de leur œuvre, sans jamais éveiller l’attention de la critique sérieuse et prétendre au statut d’auteur. Les notules consacrées aux films de Jean-François Davy, Claude Pierson (cinéaste redécouvert et réévalué par notre ami Emmanuel Levaufre), Norbert Terry, Gérard Kikoïne permettent de révéler la singularité de leurs films, et parfois leurs qualités esthétiques au milieu d’un immense magma de médiocrité. On s’amusera à repérer sur près de 1200 pages de texte (sans aucune illustration) les titres les plus vulgaires ou débiles du cinéma porno français qui firent longtemps la joie des lecteurs de Pariscope. On a l’embarras du choix.

Au sujet du cinéma érotique, le dictionnaire ne peut en revanche prétendre à l’exhaustivité. Des chefs-d’œuvre comme Belle de jour, des films d’auteurs comme Sweet Movie, Max mon amour ou Choses secrètes y côtoient des titres commerciaux au mieux excentriques (une cohorte de séries B et Z improbables), au pire conformistes (la mode des navets érotiques publicitaires et giscardiens lancée par le triomphe d’Emmanuelle.) Ainsi Numéro 2 de Jean-Luc Godard se retrouve-t-il coincé entre Nuits très chaudes au Caraïbes de Francis Leroi et Les Nymphettes d’Henry Zaphiratos. De film en film, le dictionnaire retrace les grandes étapes du cinéma sexy à la française, des comédies polissonnes ou films naturistes des années 30 et 40 à l’apparition dans les années 50 du nouveau symbole sexuel Brigitte Bardot qui anticipa la retraite de Martine Carol, au cinéma érotique contestataire des sixties. Dans les années 70, la libération des mœurs cinématographiques et l’explosion du cinéma hard sont immédiatement suivies par la ségrégation de la loi X, qui confina les films pornos dans un circuit spécialisé, jusqu’à la fin de la distribution massive en salles au début des années 80, avec l’apparition de la vidéo. On rencontre dans le dictionnaire les figures marquantes de l’érotisme cinématographique français, qu’elles soient respectables (Roger Vadim, cinéaste plutôt nul étrangement épargné dans ces pages, Alain Robbe-Grillet, inventeur du nu sémiologique et soporifique, Just Jaeckin, photographe de mode improvisé cinéaste et écrasé par le phénoménal succès d’Emmanuelle), ou non. Les critiques évoquent bien sûr des cinéastes comme Jean-Claude Brisseau ou Catherine Breillat, explorateurs des frontières entre cinéma érotique et cinéma d’auteur dans les années 90 et 2000 (avec un jugement négatif et à nos yeux injuste des Anges exterminateurs de Brisseau par l’ami Gilles Esposito), mais préfèrent valoriser les marges du cinéma, à savoir les artisans d’un fragile et imprécis « cinéma bis » à la française. En effet quelques cinéastes, peu ou pas du tout reconnus, ont tenté de marier dans des films à petit budget le fantastique à l’érotisme soft ou hard : l’acteur réalisateur Michel Lemoine (Les Week-ends maléfiques du comte Zaroff), Jean Rollin, détenteur jusqu’à sa disparition récente du monopole hexagonal du nanar sexy vampirique ou l’incroyable Jess Franco, cinéaste espagnol qui tourna de nombreux films en France, policiers, comiques ou horrifiques dans un style baroque et expérimental. Au-dessus de ces petits maîtres de l’érotisme, au talent volatile mais qui possèdent chacun leurs admirateurs trône José Bénazéraf, surnommé « l’Antonioni de Pigalle », qui répandit dans les années 60 une traînée de soufre dans les cinémas des Grands Boulevards, grâce à des films hautains qui mêlaient intellectualisme nouvelle vague, subversion politique et érotomanie (Cover Girls, Le Désirable et le Sublime…) Bien que totalement en retrait par rapport à la mégalomanie du personnage, les premiers films de Bénazéraf sont l’affirmation d’un dandysme et d’un talent qui s’épuiseront par la suite dans l’anonymat de la production pornographique, malgré l’obstination de certain de ses exégètes à considérer Bénazéraf comme un bon, voire un grand cinéaste. D’autres réalisateurs s’épanouiront au contraire dans le hard. Gérard Kikoïne, auteur de quelques-uns des meilleurs pornos français (Dans la chaleur de Saint-Tropez) profita de ce bref relâchement de la loi (avant que ne tombe l’infâmante classification X) pour exalter avec franchise le sexe, l’amour et la liberté, au milieu des simples commerçants ou des serviteurs de la morale bourgeoise (le très réactionnaire Max Pecas, aussi affligeant dans le domaine du porno que dans celui de la comédie tropézienne). Enfin, dans son impressionnante maniaquerie, ce dictionnaire n’oublie pas les films invisibles, mythiques et disparus, évoqués au détour d’une notule, et qui ouvrent des perspectives nouvelles chez le lecteur attentif. Il y a bien sûr le fantasmatique Histoire d’O de Kenneth Anger (rêvé par certains, mais sans doute jamais filmé), et surtout page 903 cette surprenante information divulguée par Christophe Bier lui-même : « … La Secte du diable (de Willy Braque, 1970) serait probablement le premier long métrage pornographique français, à défaut de prouver l’existence d’un porno clandestin de 90 mn tourné par Alain Resnais vers 1965-66 pour un riche commanditaire privé et dont l’unique copie aurait été saisie et détruite par la Mondaine. » On aura tout lu…

Nous profitons de la recension de cet ouvrage pour saluer la mémoire de Lina Romay, décédée le 15 février 2012 à l’âge de 57 ans, d’un cancer du fumeur. Lina Romay a été pendant quarante ans la muse, l’égérie, l’actrice, la compagne et l’épouse (ils s’étaient mariés en 2008) du fantasque réalisateur espagnol Jess Franco, qui l’a dirigé dans des dizaines de bandes érotiques, comiques ou fantastiques, des Expériences érotiques de Frankenstein (1972) sur le tournage duquel ils se rencontrèrent jusqu’à des vidéos tournés à compte d’auteur, pour le plaisir jamais émoussé de faire des films ensemble. Cette barcelonaise était née Rosa María Almirall Martínez, et c’est Jess Franco, mélomane fou de jazz et cinéphile fanatique des séries B hollywoodiennes qui lui avait trouvé ce pseudonyme, du nom d’une actrice et chanteuse cubaine qui faisait partie des Mambo Kings de Xavier Cugat dans les années 40. Lina Romay était un tempérament volcanique, brunette sexy très à l’aise dans la comédie coquine ou burlesque. Lorsqu’un voyeur comme Franco rencontre une exhibitionniste comme Lina Romay, cela donne sur l’écran de nombreuses scènes, souvent hypnotiques, toujours spectaculaires d’effeuillages, de nudité et de pratiques sexuelles diverses et variées, plus ou moins simulées. Les quelques 12O films de Lina Romay furent presque tous mis en scène par Jess Franco, et la jeune femme réalisa elle-même une petite dizaine de films érotiques et pornographiques dans les années 80.

Franco et Lina Romay s'amusent dans la comédie grivoise Célestine bonne à tout faire (avec Bigottini)

Franco et Lina Romay s’amusent dans la comédie grivoise Célestine bonne à tout faire (avec Bigottini)

Mais c’est surtout grâce aux films poétiques et fantastiques de Jess Franco, souvent plus ambitieux que ses comédies paillardes (même si Lina excelle dans Célestine… bonne à tout faire ou Deux Espionnes avec un petit slip à fleur), qu’on se souviendra de Lina Romay, inoubliable femme vampire, mélancolique et silencieuse dans Les Avaleuses (connu aussi dans une version moins explicite sous le titre La Comtesse noire, 1974) ou victime d’étranges malédictions ou possessions dans Doriana Gray (1976) ou Shining Sex (1977), capables de transes tragiques et impressionnantes devant la caméra.

Dans ces films, Lina Romay reprenait le flambeau à peine éteind de Soledad Miranda, première égérie de Jess Franco et autre brune à la beauté ensorcelante morte prématurément dans un accident de voiture à l’âge de 27 ans après des apparitions inoubliables dans quelques-uns des meilleurs films de Franco comme Vampyros Lesbos (1971) ou Eugénie de Sade (1974).

Les films de Lina Romay et Jess Franco appartiennent depuis longtemps au panthéon des amateurs de cinéma bis (Jean-François Rauger y a largement contribué en les programmant régulièrement à la Cinémathèque française) et bien sûr très présents dans les pages du Dictionnaire, puisque le couple tourna beaucoup en France dans les années 70 et 80 pour les producteurs Robert De Nesle (Comptoir Français du Film) et plus tard Marius Lesueur (Eurociné), sans compter les coproductions avec l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne et la Suisse (les fameux films de prisons de femmes pour le producteur Erwin C. Dietrich et la compagnie zurichoise Elite.)

Lina, rencontrée à plusieurs reprises lors d’hommages à Jess organisés à la Cinémathèque française ou au Festival du film méditerranéen de Montpellier était une femme extrêmement sympathique, chaleureuse et passionnée de cinéma, formant avec son mari cinéaste un couple mythique et inséparable. Jess Franco doit se sentir bien seul, nous lui adressons nos plus vives condoléances.

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