Olivier Père

Sur trois westerns de Jack Arnold : Crépuscule sanglant

Crépuscule sanglant (1956)

Crépuscule sanglant (1956)

Jack Arnold a réalisé cinq westerns entre 1955 et 1975, soit le premier au cœur de sa période la plus fertile sous contrat avec le studio Universal-International et le dernier alors qu’il a déjà sacrifié sa carrière cinématographique au bénéfice d’une plus lucrative reconversion dans les émissions et séries télévisées. (1)

Négligés, voire traités avec une pointe de condescendance par les spécialistes du western (ce sont souvent les mêmes qui n’accordent aux réussites majeures d’Arnold dans le domaine de la science-fiction qu’une importance relative (2)), les trois titres d’Arnold qui nous intéressent ne sont certes pas en mesure de rivaliser avec ses films de science-fiction. Mais Crépuscule sanglant (Red Sundown, 1956) et Le Salaire du diable (Man in the Shadow, 1957) sous leur enveloppe un peu terne de westerns de série et l’agréable platitude de leur mise en scène, se révèlent profondément personnels et viennent confirmer la constance d’un cinéaste qui tout au long de sa période la plus féconde (1953-1959), a creusé le même sillon cinématographique et exploré des idées constantes au travers de sujets hétérogènes. Quant au dernier western classique de Jack Arnold, Une balle signée X (No Name on the Bullet, 1959), qui est également son dernier film de valeur, il propose des similitudes confondantes avec ses meilleurs films de science-fiction, et doit se voir comme le véritable testament artistique du cinéaste qui déclinera par la suite.

Crépuscule sanglant (1956)

Crépuscule sanglant (1956)

Crépuscule sanglant est précédé d’une réputation guère flatteuse. Peu de cinéphiles l’ont vu, et encore moins revu. Pourtant, sous son aspect de western de patronage (le film conte la rédemption d’un pistolero qui décide de devenir shérif adjoint), Crépuscule sanglant est un film remarquable qui contient en germe des thèmes qu’Arnold approfondira dès ses films suivants.

Éloge apparent de la norme, Crépuscule sanglant peut se lire comme la confession d’un cinéaste qui n’a jamais transgressé les règles des studios et a signé ses meilleurs films sous la règles des contraintes et des avantages économiques et artistiques du secteur B de la Universal.

Mais surtout, Crépuscule sanglant est le récit d’un itinéraire moral. Réalisé pour le même producteur – Albert Zugsmith – que L’homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man, 1957) – il entretient avec le chef-d’œuvre de Jack Arnold d’étonnantes similitudes. Crépuscule sanglant pourrait presque passer pour un brouillon de L’Homme qui rétrécit, du moins laisser paraître une ligne directrice dans l’œuvre d’Arnold, qui dissimule derrière sa modestie apparente et son assujettissement aux lois des studios de profondes préoccupations morales. Les deux films enregistrent avec une froideur débarrassé de tout lyrisme le cheminent hasardeux de deux hommes vers des territoires inconnus, l’infiniment petit pour l’un, le Bien pour l’autre. L’homme qui rétrécit commence physique et finit métaphysique; Crépuscule sanglant ne quitte jamais les territoires du concret pour illustrer une trajectoire clairement mystique. Un homme meurt symboliquement au début du film pour renaître différent et commencer une nouvelle existence inverse de la précédente.

Alec (Rory Calhoun), un pistolero légendaire, croise sur son chemin un ancien compagnon d’aventures au crépuscule de sa vie. Ce dernier tente de lui faire comprendre l’échec de l’héroïsme, la stérilité d’une vie violente qui l’a conduit à la déchéance et à la solitude. Après une altercation dans un saloon avec une horde de bandits, les deux hommes se réfugient dans une cabane où ils sont assiégés à la tombée de la nuit. C’est alors que survient une séquence stupéfiante qui oriente le film vers une direction inattendue et vient rompre la promesse d’un western routinier : mortellement blessé, le compagnon d’Alec lui propose de l’enterrer vivant pour qu’il survive à l’incendie de la cabane. Il lui fait également promettre de ne pas suivre son exemple et de mettre fin, s’il  réchappe à l’embuscade, à son existence violente. Le plan réussit. Une fois les bandits enfuis et l’incendie éteint, on assiste à la réapparition sous les cendres fumantes d’Alec. Cette scène semble empruntée à un film fantastique, avec la main de l’enterré vif sortant du sol comme celle d’un vampire. L’idée géniale de Jack Arnold est d’appliquer à la lettre un thème judéo-chrétien (« Christian Reborn ») en faisant réellement revenir son personnage « d’entre les morts ».

Le film va ensuite suivre la métamorphose d’un homme violent en homme pacifique. Une scène de cauchemar montre Alec évoquer dans son sommeil le souvenir de tous les adversaires qu’il a tué dans des combats réguliers (les duels apparaissent en surimpression sur son visage). Car il n’est pas tant question dans Crépuscule sanglant de l’application de la loi par un ancien aventurier que de la remise en question de l’héroïsme et de la mythologie de la violence. Bien que tireur émérite, Alec refuse d’engager un duel loyal avec un tueur à gages et utilise un fusil de chasse – quitte à passer pour un lâche – pour le mettre hors d’état de nuire. C’est le triomphe de la ruse contre l’héroïsme, du pragmatisme contre les principes. On devine alors ce qui pouvait profondément déplaire aux amateurs de westerns dans cette petite série B qui davantage que de faire l’éloge de l’ordre et du conformisme conteste le folklore westernien. Le héros prône des méthodes anti spectaculaires pour faire respecter la loi, qui désolent une partie de la population avide de divertissements violents (Arnold est particulièrement féroce à l’encontre de cette banalisation de la violence et de l’usage des armes à feu, notamment lors des scènes qui montrent deux jeunes enfants armés de fusils miniatures se précipiter à l’annonce du moindre duel). Une phrase du dialogue vient souligner cette défiance vis-à-vis de la fascination et de la virtuosité dans le maniement des armes : « Il y a des hommes admirables qui ne savent pas tirer et des bons tireurs qui sont de pauvres types. »

Malgré le caractère conventionnel de la mise en scène, plusieurs passages portent la marque du cinéaste : l’ouverture dans la plaine, avec l’apparition d’une silhouette chancelante qui s’écroule sur le sol, est calquée sur celle de Tarantula (Tarantula!, 1955). La salamandre exposée dans un aquarium à l’entrée du saloon est un détail insolite qui vient rappeler discrètement le bestiaire fantastique – et aquatique – qui rendit célèbre Arnold (L’Étrange Créature du lac noirCreature from the Black Lagoon, 1954; La Revanche de la créatureRevenge of the Creature, 1955). Mais surtout, Crépuscule sanglant reste mémorable grâce à l’interprétation de Grant Williams en tueur à gages juvénile et psychopathe, dont le patronyme même, Swann, recèle une promesse d’ambiguïté. Chacune de ses scènes, à partir de la seconde moitié du film, est surprenante de perversité, comme lorsqu’il s’invite à la table d’un vieux couples de fermiers et découpe la nappe avec un grand sourire puis détruit la vaisselle en guise de menace. Grant Williams était l’acteur fétiche de Jack Arnold, qui le dirigea dans trois films consécutifs : Crépuscule sanglant, Faux-monnayeur (Outside the Law, 1956) dans lequel il campe un gangster, et enfin L’homme qui rétrécit où il est remarquable dans le rôle-titre. Mais cette fidélité n’a pas permis à la carrière de Grant Williams de prendre de l’essor, et il ne parvint jamais à quitter le secteur B de la Universal. (3)

Notes

(1) Nous n’avons pas vu Tornade sur la ville (The Man from Bitter Ridge, 1955), le premier western réalisé par Jack Arnold, avec Lex Barker dans le rôle principal, ni son dernier, Boss Nigger (id., 1975), un « blaxploitation western » écrit et interprété par une des stars du genre, Fred Williamson. Dans Directed by Jack Arnold (McFarland and Company, Inc., Publishers, Jefferson, North Carolina, and London, 1983), Dana M. Reemes décrit Tornade sur la ville (l’histoire d’un détective qui mène dans une petite ville une enquête sur une série de holdups et de crimes) comme un western conventionnel mais bien fait qui permet à Lex Barker une de ses meilleures performances. Quant à Boss Nigger, il respecte le cahier des charges de ce type de productions principalement destinées au public afro-américain. Un chasseur de primes noir est élu shérif d’une petite ville et prend la défense de la communauté mexicaine contre la bourgeoisie blanche. L’antiracisme d’Arnold est ici réduit à sa caricature. De l’avis général, c’est Fred Williamson qui doit être tenu pour l’auteur complet – et donc le responsable – de ce film simpliste qui obtint cependant un important succès aux États-Unis.

(2) « Il lui a toujours manqué le punch de Boetticher et le charme de Bartlett, bien que comme eux, il ait surtout travaillé à la Universal. Technicien médiocre, ses westerns bénéficient presque tous de très bons scénarios souvent inexploités. »

Patrick Brion, in Le Western (10/18, Paris, 1966)

« Il s’était fait une petite réputation en se spécialisant dans les films de science-fiction, sans beaucoup d’efforts, il est vrai, car les fans du genre sont fort indulgents et la concurrence n’était pas très grande. »

Bertrand Tavernier, Jean-Pierre Coursodon, in 50 ans de cinéma américain (Nathan, Paris, 1991)

(3) « Il était brillant. Je l’ai repris pour jouer un méchant psychopathe dans mon film suivant, Faux-monnayeur (…) Mais le studio ne lui a pas offert d’opportunités et sa carrière n’a jamais vraiment décollé. Il n’avait pas le bon physique pour l’époque et le public n’a jamais vraiment accroché avec lui. Hollywood voulait un Robert Taylor ou un Rock Hudson, pas un gars blond aux yeux bleus. Et il était presque trop mignon pour jouer des personnages forts. »

Jack Arnold sur Grant Williams, in Directed by Jack Arnold, p. 85)

Jack Arnold trouvera en Grant Williams l’interprète idéal de L’homme qui rétrécit. Le visage poupin et le physique lisse de l’acteur rendent la diminution de son personnage à la taille d’un enfant, puis d’une poupée, plus humiliante encore, et ne font qu’accentuer le processus de dévirilisation en face de sa femme dont est victime l’homme qui rétrécit.

(voir notre étude sur ce blog http://olivierpere.wordpress.com/2010/12/10/l%E2%80%99homme-qui-retrecit-de-jack-arnold/)

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