Olivier Père

La Secrétaire de Steven Shainberg

C’était en 2003, nous découvrions La Secrétaire (Secretary, 2002), troisième long métrage de Steven Shainberg (après The Prom, 1992, et Hit Me, 1996, inédits en Europe), avec Maggie Gyllenhaal, James Spader, Lesley Ann Warren, Jeremy Davies. Dix ans plus tard, Maggie Gyllenhaal est l’une des meilleures actrices du cinéma américain, le mystérieux Steven Shainberg n’a pas transformé l’essai de ce premier succès (Fur, 2006, que nous n’avons pas vu, fut un grave échec critique et commercial) tandis que La Secrétaire est toujours un joyau du cinéma américain indépendant.

La Secrétaire (2002)

La Secrétaire (2002)

Après un séjour en hôpital psychiatrique, Lee retourne vivre chez sa famille. L’ambiance désastreuse qui y règne (père alcoolique au chômage, mère hystérique) a tôt fait de replonger dans l’angoisse la jeune femme, qui s’inflige des blessures physiques en guise de soupape à sa souffrance morale. Afin d’échapper à l’emprise néfaste de ses parents, elle entreprend un stage de secrétariat et part à la recherche d’un job. Elle obtient bientôt un poste de secrétaire chez un avocat, qui l’engage malgré son absence d’expérience et son manque flagrant de confiance en elle. Son séduisant patron révèle rapidement un comportement psychotique au bureau, et leur relation professionnelle bifurque vers des pratiques peu orthodoxes de châtiments corporels, consenties avec un plaisir et une complicité croissants par Lee, voire provoquées lorsque cette dernière multiplie les erreurs dans le dessein d’être punie par son patron sévère mais bon.

La Secrétaire est un excellent film qui propose un traitement suffisamment intelligent d’un sujet galvaudé pour susciter d’abord l’intérêt du spectateur puis son enthousiasme. Tandis que les rapports de soumission dans la sphère du privé ou du travail ont souvent inspiré aux scénaristes et cinéastes des explorations voyeuristes ou des paraboles plus ou moins pesantes sur la lutte des classes ou le totalitarisme, avec parfois une inversion dialectique du rapport maître esclave (voir le trop fameux Servant de Losey et Pinter), La Secrétaire séduit par l’originalité de son discours (amoureux, bien sûr). Le film de Steven Shainberg montre comment ces rituels de soumission libèrent paradoxalement la jeune femme en se substituant aux structures psychiques d’enfermement générées par le carcan socio familial et en lui permettant de créer une relation salvatrice d’intimité puis d’amour. Généralement associé à des situations d’humiliation et de dégradation morale et physique, le sado-masochisme devient ici une manifestation d’amour qui commence par taire son nom en se dissimulant sous la forme de manies perverses. On devine très vite qu’il n’y a rien de malsain dans ce manège. Les deux protagonistes, murés dans leur solitude et leur inaptitude à communiquer et à exprimer les sentiments les plus simples, ont besoin pour apprendre à se connaître d’un sentier plus sinueux que la normale. Le processus d’approche amoureuse devient alors un délicieux sujet de cinéma, bizarre, excitant et drôle. La Secrétaire est donc l’histoire d’une révélation sensuelle, la découverte de la jouissance par la secrétaire qui troque avec plaisir les terribles séances d’automutilation par d’inattendues et cuisantes fessées. Et l’avocat, loin de tenir le rôle du dominateur, apparaît comme le plus fragile du couple, dépassé par ses désirs et des sentiments. Fausse aventure érotique, le film raconte une romance doublée d’une guérison, où les claques sur le derrière s’avèrent plus efficaces qu’une longue thérapie. Alors que le spectateur assiste à des scènes qui devraient être choquantes, il comprend que le cinéaste a laissé au vestiaire la panoplie de fantasmes misogynes associés au monde du travail et de la pornographie. Tout dans ce film tord le cou aux clichés, de l’interprétation remarquable de James Spader (dans un registre très différent de celui de Crash) et Maggie Gyllenhaal à la direction artistique, qui montrent un cabinet d’avocat décoré en bonbonnière, à l’opposé de la froideur des bureaux modernes. L’amour emprunte parfois de drôles de chemins et il n’est pas de vrais couples sans secrets (qu’il faut taire ?) Ce film qui va à l’encontre des deux pires tendances du cinéma américain contemporain, le puritanisme hypocrite et la provocation glauque, mérite d’être salué comme une belle surprise, aussi stimulante pour les sens qu’euphorisante pour l’esprit. Et une promesse que l’on ne souhaite pas sans lendemain.

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