Olivier Père

Locarno 2011 Day 9 : Résurrection de Lo zio di Brooklyn

En mars 2011, Maurizio Bassi à la tête d’un groupe de jeunes cinéphiles italiens passionnés du cinéma de Ciprì et Maresco lance un appel à l’opinion internationale et écrit à Aurelio de Laurentiis, directeur de la Filmauro, compagnie qui détient les droits de Lo zio di Brooklyn, premier long métrage des deux auteurs palermitains. Sorti en 1995 avec un fort retentissement critique, le film est invisible depuis, seulement disponible dans une cassette vidéo sortie sans sous-titres (le film est principalement parlé en sicilien) et dort dans les caves de la Filmauro, malgré son statut de film culte. Le message a été entendu. Lo zio di Brooklyn a été restauré, il sortira à la rentrée en DVD en Italie dans une copie digne de ses grandes qualités esthétiques, et en salles en France (distribué par E.D. Distribution, qui avait déjà sorti Toto qui vécut deux fois sur les écrans français avec succès en 2009, soit onze ans après sa réalisation.) Nous nous réjouissons que Lo zio de Brooklyn fasse sa première réapparition publique au Festival del film Locarno, en présence de Franco Maresco. La première projection du film aujourd’hui sera suivie d’un débat avec Maresco et Enrico Ghezzi.

Ciprì et Maresco, enfants terribles du cinéma italien

Le binôme Daniele Ciprì-Franco Maresco, aujourd’hui dissous, demeure la plus notable apparition du cinéma italien de ces vingt dernières années. Nés tous les deux à Palerme, ils commencent à travailler ensemble en 1986 en signant des courts métrages et des vidéos expérimentales pour une chaîne palermitaine. En 1990, ils rejoignent pour la télévision publique Rai 3, grâce à Enrico Ghezzi, figure importante de la cinéphilie italienne, critique de cinéma et surtout responsable de programmes nocturnes audacieux et délirants, unique enclave de liberté et d’intelligence dans le marasme sinistre du paysage audiovisuel transalpin.  Ciprì et Maresco collaborent à Fuori Orario, Blob et Avanzi, émissions devenues mythiques de Ghezzi, puis créèrent « Cinico TV », programme de saynètes à l’humour volontiers scatologique, de sketches satiriques qui brocardent méchamment les institutions italiennes (un homme veut se suicider en se jetant sous un train… mais aucun train n’arrive) ou dérivent vers l’absurde (la série des Je suis… où le même acteur « joue » un sexe de violeur ou une capote usagée). Proches de Jean-Christophe Averty et ses divagations surréalistes, davantage portés sur la création que la parodie ou l’actualité, Ciprì et Maresco révolutionnent la télé italienne et deviennent de véritables phénomènes de société. Ils passent au long métrage de cinéma en 1995 avec Lo zio di Brooklyn (L’Oncle de Brooklyn), comédie mafieuse interprétée par des nains, des handicapés, des vieillards plus ou moins débiles. Leur seconde réalisation, Totò qui vécut deux fois (1998), les impose définitivement comme les grands auteurs iconoclastes que l’Italie n’attendait plus mais dont elle avant pourtant grand besoin. Le film est composé de trois histoires qui mêlent priapisme, folklore sicilien, mafia, météorisme, homosexualité et religion. Les deux films de Ciprì et Maresco, sous la forme de pastiches pasoliniens, sont les derniers avatars d’un cinéma régionaliste moribond. Leur projet d’associer le sacré, le sexe et la comédie basse, dans des déserts urbains d’une Palerme apocalyptique s’accompagne d’un regard décapant sur la Sicile. À ce titre, leur documentaire Enzo, Domani a Palermo (1999) est un régal. Il s’agit d’un reportage « cynique » sur Enzo Castagna, organisateur omnipotent des spectacles musicaux et des tournages de cinéma à Palerme. Un petit bonhomme à l’allure d’épicier respecté par tous ses concitoyens (il a déjà placé des milliers de Siciliens comme figurants ou techniciens sur les tournages et a même lancé plusieurs vedettes locales de cinéma ou de variétés), mais dont les liens avec la mafia (il a gagné son monopole grâce à sa « générosité » avec les cinéastes étrangers, et l’origine de ses financements ne fait aucun doute) ont attiré l’attention de la justice. Castagna, blessé dans son orgueil de « showman » par cette « campagne de diffamation » est un personnage si caricatural que l’on pense d’abord à un canular (il organise chaque année la cérémonie des Oscars siciliens). Mais l’authenticité du reportage ne le rend que plus hilarant, surtout lorsque Castagna évoque « Franzi » Coppola (?!), Cimino et Tornatore, et s’obstine à appeler Pasolini Pasolino. Ciprì et Maresco ont décidément beaucoup de culot et d’humour. Ils ne se considèrent pourtant pas comme des auteurs satiriques, et militent pour un comique tragique, âpre et dur, typique en cela de la ville de Palerme qui reste leur principale source d’inspiration. Alors qu’on pourrait penser en regardant leurs films à Pasolini ou au Bunuel mexicain, en beaucoup plus trash et impur, Ciprì et Maresco se réfèrent essentiellement au cinéma classique américain (Ford, Walsh et Hawks) mais aussi les Marx Brothers, Keaton, Laurel et Hardy. Le recours fréquent au noir et blanc pour leurs films de cinéma, ainsi qu’à de longs plans qui mettent en scène des gags à retardement à la manière de cérémonies triviales, participent à une esthétique du dépouillement et de la pauvreté qui renvoie elle aussi à l’identité sicilienne. Ce projet artistique, qui s’intéresse au statut de l’image vidéo ou cinéma dénote dans la production italienne de son époque. Ciprì et Maresco, à la manière de Carmelo Bene avant eux, s’emparent du cinéma non pas comme d’un outil pour parler de l’Italie mais pour réinventer un médium, puiser dans la culture populaire et savante et accomplir ainsi un geste critique et politique. Dans l’abondante filmographie de Ciprì et Maresco, on compte surtout de nombreux courts métrages, humoristiques, documentaires ou poétiques. La grande passion des deux cinéastes pour le free jazz est une des clés pour apprécier leur travail, car leur cinéma est rythmé par de longues temporisations, des « lamentos » désespérés. Après Le Retour de Cagliostro, nouvelle déclaration d’amour au cinéma et à la Sicile, avec l’acteur américain Robert Englund, Ciprì et Maresco ont réalisé un documentaire, projet de longue date dédié au célèbre duo de comiques siciliens Franco et Ciccio : Come inguaiammo il cinema italiano. La vera storia di Franco et Ciccio. Franco Franchi et Ciccio Ingrassia furent les rois des comiques mal élevés, éructant, torrentiels et démentiels, apôtres d’un humour trop drôle et excessif pour être acceptable. Nul doute que ce nouveau duo sicilien, Ciprì et Maresco, derrière la caméra cette fois, leur doive beaucoup. C’est depuis toujours la dure loi du burlesque. Toutes les bassesses (grimaces, méchanceté, sadisme, travestissement, idiotie, régression infantile) sont permises si elles font rire de bon cœur un public à l’estomac solide et aux zygomatiques ultrasensibles. Dans la lignée des Trois Stooges, Franco Franchi (le petit nerveux) et Ciccio Ingrassia (la grande asperge lymphatique) formèrent dans les années 60 le duo comique le plus célèbre d’Italie. Ces deux siciliens d’origine très modestes, élevés à l’école du café-concert et du théâtre de rue ont parodié au cinéma tous les films à succès dans des bandes fauchées et bâclées qui reposent entièrement sur leurs épaules de duettistes tarés. Franco et Ciccio, dopés à la laideur et la bêtise, font presque peur. On en oublierait presque de se tordre de rire tellement ces deux stooges siciliens sont les champions de l’agression visuelle et mentale. Un peu comme les films de Ciprì et Maresco dont l’étrangeté nous permet toujours d’hésiter sur leur statut ou leurs intentions : franche comédie, détournement, essai ou simple blague ? Adoré par le peuple et les enfants, méprisés par les autres (au même titre que Jerry Lewis aux États-Unis), Franco et Ciccio furent pourtant courtisés par la fine fleur des auteurs italiens (Risi, Comencini, Pasolini dans un sublime sketch avec Totò, le génie de la comédie napolitaine) et parvinrent même à dérider les austères Taviani (dans le meilleur épisode de Kaos coupé par le distributeur français !) avant de se séparer au début des années 80 et de mourir (d’abord Franco, puis Ciccio). Plutôt conventionnel dans sa forme, le film de Ciprì et Maresco est un hommage sincère aux deux clowns, et retrace de manière sérieuse et documentée la vie et la carrière des deux comiques, avec des entretiens de cinéastes, de critiques ou de parents, plus quelques intermèdes moqueurs qui brocardent l’interviewé et des plans en noir et blanc tout droit sortis de l’univers des cinéastes. Nulle récupération intellectuelle, aucun plaisir ricanant devant la ringardise ou le ratage, mais une belle déclaration d’amour à deux acteurs souvent passés sous silence dans les histoires officielles du cinéma italien et qui sont entrés dans la mythologie à la fois d’une cinéphilie internationale déviante et du patrimoine sicilien. Si la forme du documentaire est plus proche de la télévision que du cinéma, le ton d’une grande tristesse générale, malgré la prolifération d’extraits de films rigolos et de documents d’époque, confirme que l’œuvre de Ciprì et Maresco, depuis Le Retour de Cagliostro, semble avoir renoncé à la provocation pour se laisser envahir par la mélancolie. On ne peut que regretter que Le Retour de Cagliostro soit destiné à rester le dernier film du duo. Ces trois longs métrages en noir et blanc resteront à jamais un îlot de résistance, malcommode et irréductible, dans l’histoire du cinéma italien.
Depuis leur séparation artistique, les deux hommes ont poursuivi des carrières parallèles. Ciprì poursuit ses activités de directeur de la photographie (on lui doit les images de Vincere de Marco Bellocchio) mais aussi de cinéaste de documentaires et de fictions (il tourne actuellement un nouveau film, E stato il figlio avec Toni Cervillo). Franco Maresco est sorti du silence l’année dernière avec un beau documentaire consacré à Tony Scott, brillant jazzman américain qui vécut une seconde partie de carrière et une longue déchéance en venant s’installer à Rome. Le film dressait le portrait émouvant d’un artiste maudit, mais grâce aux images d’archives retraçait également un morceau désenchanté d’histoire de l’Italie, du boom de l’après-guerre au triomphe de la télévision. Le film, fruit de plusieurs années de recherche et de montage, intitulé Io sono Tony Scott, ovvero come l’Italia fece fuori il più grande clarinettista del jazz, a été présenté en première mondiale, hors compétition, lors du 63ème Festival del film Locarno en 2010.

Lo zio di Brooklyn.Lo zio di Brooklyn.

Franco Maresco, Lo zio di BrooklynFranco Maresco

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