Olivier Père

Clint Eastwood, une légende

 

Au-delà, le nouveau film de Clint Eastwood, a rencontré en janvier sur les écrans français un succès public qui contrastait avec son échec américain et la tiédeur des critiques. Le film est sorti en DVD et en Blu-ray chez Warner Home Video le 19 mai. C’est dans ce format que je l’ai découvert, souvent en retard (ou en avance) par rapport à la distribution en salles des films que j’ai envie de voir.
Au début de l’année, j’avais lu une biographie non-autorisée de Patrick McGilligan publiée en poche chez Pocket : « Clint Eastwood, une légende ».
Au-delà de la légende justement, le critique américain dresse le portrait peu flatteur et surtout désagréablement moralisateur d’un Eastwood jouisseur, égoïste et pingre, davantage occupé à trousser les jupons et saquer ses collaborateurs qu’à fignoler ses films (toujours selon McGilligan). McGilligan discrédite l’idée selon laquelle Eastwood serait un grand cinéaste et un auteur majeur du cinéma américain. Il critique le comportement de la star dans l’intimité mais aussi la qualité de ses films, jugés bâclés et surestimés par une critique conquise d’avance, grâce aux supposées entreprises de séduction et de manipulation d’Eastwood.

Que McGilligan, en bon puritain, n’apprécie pas les écarts de conduite de Clint Eastwood, c’est son problème. Il va de soi qu’il montre beaucoup plus d’empathie et de bienveillance à l’égard d’Alfred Hitchcock, dans sa récente et monumentale biographie traduite chez Actes Sud/Institut Lumière (en cours de lecture). Hitchcock, impuissant à la ville (c’est du moins ce que McGilligan affirme) mettait ses fantasmes dans ses films, ou plutôt les sublimait grâce à des histoires et des mises en scène où le sexe, bien qu’invisible, était partout.
Eastwood est sans doute un cinéaste (et un homme) plus prosaïque, mais la régularité, la qualité et la variété de son œuvre forcent le respect. Grâce à l’indépendance que lui procurent sa célébrité et sa fortune, Eastwood a pu réaliser, dès ses débuts en tant que cinéaste (on pense au magnifique Breezy) des films intimistes et audacieux, laissant entendre une voix originale dans le paysage hollywoodien. Après quelques films récents très réussis (le plus beau étant Lettres d’Iwo Jima, premier film américain à adopter le point de vue japonais pour narrer un épisode dramatique de la Guerre du Pacifique), Eastwood signe l’inattendu Au-delà, sorte de mélodrame fantastique qui décrit les destins croisés de trois personnages d’âges, de sexes et de nationalités différents confrontés au deuil, à une expérience de mort imminente et à un don (vécu comme une malédiction) permettant de communiquer avec les défunts. Le film démontre les préoccupations intimes d’Eastwood qui a récemment consacré plusieurs films très sombres à la mort ou à la corruption d’un enfant (Mystic River, L’Echange), et aussi son attachement aux genres hollywoodiens. En effet Au-delà est moins un thriller new age qu’une très émouvante histoire d’amour qui dépasse les frontières entre la vie et la mort, s’inscrivant dans une généalogie qui va de Lang à Borzage en passant par Dieterle. Souvent très émouvant, bien interprété et toujours audacieux et surprenant dans le déroulement de son récit, Au-delà démontre la liberté et l’intelligence d’un cinéaste infatigable qui n’a pas peur d’aborder des sujets métaphysiques sans renoncer à sa conception, classique et romantique, de la mise en scène. Il serait d’ailleurs intéressant de mettre en perspective Au-delà avec deux autres œuvres admirables sorties cette année, aux préoccupations et aux thématiques proches, elles aussi signées par de grands cinéastes en pleine possession de leurs moyens, mais prenant beaucoup de risques : le prolifique Manoel de Oliveira (L’Etrange Affaire Angelica) et le mystérieux Terrence Malick (The Tree of Life).

Ce titre atypique et cet essai polémique nous invitent à revoir quelques films des décennies précédentes signés Eastwood qui, loin du western ou du polar qui établirent sa légende, dressent le portrait complexe d’un cinéaste passionnant même et surtout lorsqu’il œuvre dans les genres populaires, et un des derniers réalisateurs américains à s’aventurer sur les terres du mélodrame.

Le Maître de guerre (1986), sous ses apparences de gentille histoire de bidasses, est un grand film d’Eastwood, quelque part entre Battle Cry de Walsh et Full Metal Jacket de Kubrick, qui ridiculise les structures militaires et se livre avant tout le monde à une critique féroce de la « guerre propre ». Après l’extraordinaire Sudden Impact, quatrième épisode des aventures de l’inspecteur Harry qu’il met lui-même en scène,Eastwood démontre qu’il règne en maître sur les grands genres virils hollywoodiens (le western, le thriller, le film de guerre) auxquels il injecte un anarchisme très personnel.

Contrairement au Maître de guerre, Bird deux ans plus tard possède toutes les caractéristiques d’un film audacieux dans la carrière d’Eastwood. Il s’agit d’une biographie filmée exemplaire respectueuse mais pas simplificatrice, et un des films les plus personnels de Clint Eastwood, cinéaste mélomane. Cette biographie filmée du jazzman Charlie Parker sonna en 1988 l’heure de la reconnaissance critique définitive pour Clint Eastwood, en France et aux États-Unis. Le cinéaste délaisse en effet le cinéma de genre, ne joue pas avec son image de star devant la caméra et prend le pari risqué d’un film interprété majoritairement par des acteurs noirs, où il est question de jazz et de drogue. Mais seuls les plus ingénus ont vu dans Bird un souci de respectabilité et un sursaut tardif d’ambition chez Eastwood alors qu’il ne s’agissait que d’une étape – certes importante – vers la maturité et la maîtrise artistique d’un cinéaste chevronné qui a toujours fait œuvre originale. Dès son premier film en tant que réalisateur, le thriller Un frisson dans la nuit (1971), Clint Eastwood intègre une séquence digressive et quasi documentaire montrant son personnage assister à un concert de musique noire. Eastwood aime filmer ce qu’il aime et ce qu’il connaît : le western, la musique country et le jazz qu’il considère comme les seules véritables manifestations culturelles de l’Amérique. Il avait déjà filmé avant Bird la vie d’un musicien américain, de country cette fois, inspiré par le légendaire Hank Williams. Honkytonk Man (1982) est d’ailleurs le chef-d’œuvre de la veine intimiste de l’auteur. Bird possède l’immense avantage de ne jamais sombrer dans l’académisme ou les clichés des biographies hollywoodiennes d’artistes maudits. Eastwood ne verse pas dans la démagogie bien-pensante ou le paternalisme rampant, comme lorsque certains cinéastes blancs se penchent sur la communauté noire. En fin mélomane, le cinéaste a obtenu un maximum d’authenticité musicale en utilisant de véritables enregistrements de Charlie Parker. La mise en scène adopte une structure éclatée qui parvient à évoquer la complexité douloureuse de la personnalité de Parker mais aussi de sa musique.

Lorsque Sur la route de Madison sortit sur les écrans français en 1995, les même soupçons que pour Au-delà entourèrent ce film qui était adapté d’un roman à l’eau de rose.  Pour ses détracteurs Eastwood serait donc aussi racoleur dans le registre des sentiments que dans celui de la violence. Le résultat vint détruire toutes les idées fausses ou préconçues. Sur la route de Madison est aujourd’hui unanimement considéré, à juste titre, comme un des plus beaux films du cinéaste.
Au fin fond de l’Iowa, 1965. Une mère de famille, Francesca (Meryl Streep) mène une existence monotone confinée aux taches ménagères, pétrie d’ennui domestique et champêtre. Alors que son mari et ses deux enfants s’absentent quatre jours, Francesca rencontre un photographe de la revue National Geographic (Clint Eastwood), de passage dans la région à l’occasion d’un reportage. Après avoir sacrifié ses rêves et ses illusions, elle retrouve au contact de cet homme libre la flamme de la passion et de l’aventure. Sur la route de Madison est la conclusion d’une série de films intimistes dans lesquels Eastwood célèbre la figure de l’artiste solitaire et exprime une vision profondément mélancolique, voire funèbre, des relations humaines. « Nous avons mieux que toute la vie, nous avons deux jours », déclarait Sacha Guitry à sa maîtresse mariée à la fin de Faisons un rêve. Dans Sur la route de Madison, deux êtres faits l’un pour l’autre mais contrariés par le destin n’ont d’autre choix que de connaître en quatre jours la passion de toute une vie. Car le film de Clint Eastwood, une des plus poignante histoire d’amour du cinéma contemporain, est aussi une histoire de temps. Dans la tradition du mélodrame américain, les deux amants, faute de pouvoir vivre ensemble, se retrouveront après la vie. La brève et intense relation amoureuse de Francesca, découverte par ses enfants après sa mort grâce à la lecture de son journal secret, leur permettra peut-être de méditer enfin sur le sens de leur propre vie. Classique instantané, Sur la route de Madison appartient à cette catégorie des film (Elle et Lui, Umberto D, …) qui nous serre la gorge et embue le regard à chaque nouvelle – et un brin masochiste – vision.

Le temps, au cœur d’une œuvre maîtresse comme Sur la route de Madison, est également le sujet d’un film réputé mineur dans la carrière d’Eastwood, Jugé coupable (True Crime) en 1999. Éloge du film mineur donc, surtout quand il est signé Eastwood. Ce petit thriller raconte la course contre la montre pour un journaliste qui a quelques heures pour prouver l’innocence d’un condamné à mort. Derrière sa banalité de façade, Jugé coupable est remarquable par sa gestion de la durée et sa fin à l’optimiste illusoire.
Jugé coupable
, beau film mal aimé, fustige les failles de la machine judiciaire, mais raconte avant tout une histoire de temps, une lutte désespérée contre la montre et la mort.
À la suite de la mort de sa jeune collègue dans un accident de voiture, un reporter en pleine déchéance professionnelle hérite d’un papier sur un condamné à mort qui va être exécuté dans la nuit. Bientôt persuadé que le prisonnier est innocent, il ne dispose que de quelques heures pour tenter de trouver une faille dans son dossier. À sa sortie, nombreuses furent les critiques adressées au film et au caractère improbable de son intrigue. Mais si l’on accepte le principe du compte à rebours, on ne peut qu’être admiratif de la façon dont Eastwood, sans avoir recours au procédé superficiel du film en temps réel, gère le tempo de son récit. Contraint de régler dans une seule journée les conflits engendrés par son existence dissolue de coureur de jupons, père absent et alcoolique repenti, auxquels s’ajoute la mission de sauver la vie d’un homme, Eastwood laisse filer le temps dans des digressions extravagantes (la visite express du zoo avec sa petite fille) pour mieux affirmer sa maîtrise lors d’accélérations et des coups de théâtre. Eastwood peaufine son autoportrait de « loser » pathétique et décati, mais accentue surtout l’évolution de son cinéma et de son image, signant un plaidoyer contre la peine de mort et les procès hâtifs dont sont victimes aux États-Unis les Noirs défavorisés. Le « happy end » béat qui clôt le film, tout droit sorti d’un conte de Noël ou d’un rêve, laisse d’ailleurs planer un doute sur la véritable issue de cette bouleversante dernière journée d’un condamné à mort, coupable désigné d’une société raciste, deux fois victime des caprices du temps.

Un numéro hors-série Clint Eastwood des « Inrockuptibles » est paru au début de l’année, qui reprend mes articles écrits pour l’hebdomadaire sur L’Homme des autres plaines, Josey Wales hors-la-loi, Honkytonk Man et Un monde parfait.

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