Olivier Père

Eloge de Anthony Mann

 

Anthony Mann demeure à jamais l’auteur d’une série de cinq westerns exemplaires interprétés par James Stewart et qui constitue la quintessence du cinéma classique américain porté à sa perfection.

Mann n’est pourtant pas le cinéaste d’un seul genre et d’un seul style. Il a réalisé de beaux polars et un excellent film de guerre (Cote 465), des bandes nerveuses et d’autres plus lyriques ou sereines. Toutes les caractéristiques de l’œuvre de Fuller, par exemple, sont contenues dans son premier film, Le Baron de l’Arizona, et Robert Aldrich fut baroque du début à la fin. On distingue au contraire, dans la filmographie de Mann, deux périodes bien distinctes : celles des séries B et celle des westerns. La seconde est plus riche à tous points de vue, mais elle se nourrit de la première.

De 1942 à 1949, Mann réalise des films à petits budgets, thrillers ou documentaires policiers qui se démarquent de cette abondante production par la sècheresse et la précision remarquables de la mise en scène, une expressivité saisissante de la lumière et des décors et déjà une façon unique de filmer la violence, sans fascination mais sans hypocrisie, sans complaisance mais avec brutalité. Et surtout Mann s’interroge sur les conséquences et les enjeux de la violence, en donnant une représentation valable pour mieux la condamner moralement.

De cette décennie se détachent plusieurs titres comme La Brigade du suicide, film policier empreint de réalisme ou Desperate, mais aussi Raw Deal ou Le Livre noir, fantaisie historique qui transforme la Révolution Française en décor de western expressionniste dans lequel le méchant, un certain Maximilien Robespierre, ne supporte pas qu’on le surnomme Max. Il est certes difficile de prendre le film au sérieux, mais il est traversé d’effets photographiques sublimes signés du grand John Alton, complice essentiel de Mann première période, et de mouvements de caméra acrobatiques et inoubliables. La Rue de la mort (1949) marque l’apogée de cette période : un film social d’un profond pessimisme dans lequel un jeune homme devient voleur par amour et se retrouve pris dans un engrenage fatal. Anthony Mann reforme le couple des Amants de la nuit de Nicholas Ray (les juvéniles Farley Granger et Cathy O’Donnell) et signe un de ses films les plus émouvants.

Mann est donc un maître du noir au même titre que Siodmak, Hathaway ou Fleischer.

Cependant, c’est en abordant le western dans les années 50 qu’il devient véritablement un grand cinéaste classique. Sa mise en scène est plus évidente et majestueuse au contact de la nature sauvage, magnifiquement filmée mais sans la tentation contemplative d’un Ford. C’est la façon immuable de filmer la violence, sèche et choquante, qui assure la liaison entre les films noirs et les westerns de Mann. Le cinéaste compte dans ce nouveau genre des réussites comme Les Furies, La Charge des tuniques bleues ou Du sang dans le désert, mais c’est avec les cinq films interprétés par James Stewart – et très souvent écrits par Borden Chase – qu’il va signer ses chefs-d’œuvre : Winchester 73 (1950), Les Affameurs (1952), L’Appât (1953), Je suis un aventurier (1954), L’Homme de la plaine (1955). Les films se parlent et se complètent, chaque nouveau titre étoffe la psychologie du personnage de Stewart, toujours un aventurier solitaire mu par la cupidité ou la vengeance et qui s’humanise au cours du récit. Chaque film est génial et possède des qualités qui le transforment en archétype du genre. Nous avouons un faible pour le dernier, qui est peut-être le plus accompli. L’Homme de la plaine, marque l’apogée du cinéma classique américain. La violence et la complexité de l’histoire, sorte de transposition westernienne du Roi Lear est constamment équilibrée par la limpidité de la mise en scène et l’utilisation géniale des décors naturels, sublimés par le CinemaScope. James Stewart est admirable, comme d’habitude, mais aussi les autres acteurs tels Arthur Kennedy et Donald Crisp.
L’Homme de l’Ouest (photo en tête de texte) est le dernier grand western d’Anthony Mann. Succédant à James Stewart, Gary Cooper apporte davantage de lassitude et de gravité au personnage qu’il incarne, Link Jones, un homme mystérieux et inquiet. Lors d’un voyage à la recherche d’une institutrice pour son village, il est la victime, avec une danseuse et un escroc sans envergure, d’une attaque de train qui les laisse tous trois sur la voie. Trouvant refuge avec ses compagnons d’infortune dans une baraque, Link Jones a la fâcheuse surprise d’y découvrir les hors-la-loi, menés par un vieil homme qui fut autrefois son guide spirituel. Le passé d’un homme finit par le rattraper, au détour d’une embuscade. Ce secret dissimulé derrière les rides de Cooper, ce sont donc des vols et de tueries. Link va côtoyer la violence qu’il fuyait, devant ces bandits dégénérés qui lui renvoient une image déformée et peu reluisante de sa jeunesse. Une nouvelle fois Mann s’attaque à son grand sujet : la violence. Mais comme dans tous ses films, sa mise en scène fait ressentir au spectateur le dégoût que le cinéaste éprouve face ê la violence, et à son contrepoint inévitable et tout aussi condamnable, la vengeance. Contraint un couteau sous la gorge d’assister au déshabillage de la jeune femme, Link se vengera de son agresseur en lui arrachant ses vêtements au terme d’un sauvage corps ê corps. L’Homme de l’Ouest constitue le bilan esthétique et moral d’un cinéaste qui incarne l’idée la plus haute du classicisme. Chaque scène est marquée du sceau de l’évidence. Pourtant, pas de trace de sérénité dans une œuvre qui parvient à exacerber la violence contenue dans les westerns précédents de Mann. A la beauté des plans répond la convulsion des corps, au jeu renfermé de Cooper, s’oppose la théâtralité de Lee J. Coob, grimé en vieillard. Même la nature semble participer ê ce sentiment de désespoir : paysages arides, désert rocailleux, village fantôme où s’accomplira le règlement de compte final. Quintessence du classicisme, testament artistique, sommet du cinéma de la cruauté, L’Homme de l’Ouest se clôt sur un apaisement relatif. L’homme aura du une dernière fois verser le sang pour espérer une nouvelle vie, et la femme, victime de la bestialité des hommes, n’y gagnera qu’un amour impossible.
Il faut ajouter un troisième acte à la carrière de Mann, le dernier, hélas inférieur aux deux premiers :

Il débute en 1960 par La Ruée vers l’Ouest, un western à gros budget assez lourdingue, suivi par l’expérience malheureuse de Spartacus : Mann sera renvoyé par son acteur et producteur Kirk Douglas, à la demande du studio mécontent des rushes, après une semaine de tournage. La star va rechercher en Stanley Kubrick, jeune prodige du cinéma indépendant qui l’avait déjà dirigé dans Les Sentiers de la gloire, un complice plus obéissant qu’Anthony Mann, en désaccord avec sa vision du gladiateur révolté. C’était mal connaître le futur auteur de Barry Lyndon ! Kirk Douglas se fera pardonner en confiant à Mann la réalisation, cinq ans plus tard, d’une superproduction sur la Seconde Guerre mondiale, Les Héros de Telemark, d’excellente facture.

C’est l’époque des superproductions hollywoodiennes des années 60, tournées en Espagne ou en Italie et symptomatiques d’une certaine décadence des grands studios, telle qu’elle est décrite dans Quinze Jours ailleurs de Vincente Minnelli. Malgré son éviction du colossal Spartacus, Mann a les reins suffisamment solides pour affronter le producteur mégalomane Samuel Bronston et deux tournages gigantesques. La Chute de l’empire romain (qui narre la même histoire que Gladiator de Ridley Scott) et surtout Le Cid (plus proche de la réalité historique que de Corneille), avec Charlton Heston, offrent en effet de beaux restes, notamment au niveau de la composition plastique des plans, des séquences spectaculaires de batailles et des extérieurs grandioses. Les derniers travaux de Mann sont décidément marqués par l’échec et l’interruption puisqu’il meurt en 1967 à Berlin avant d’avoir pu terminer Maldonne pour un espion, étrange thriller d’espionnage qui renoue avec les ambiances tordues de ses premiers films et dont le tournage sera achevé par son interprète principal, Laurence Harvey.

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