Olivier Père

Lisandro, le héros

 

J’étais mardi 5 avril invité par la SUPSI (Université professionnelle de Lugano) pour une conférence sur le cinéma et mon travail de directeur artistique de festival. J’ai choisi d’évoquer l’œuvre de quatre grands jeunes cinéastes emblématiques des années 2000, qui sont aussi des amis que j’admire particulièrement et qui comptent parmi les plus belles rencontres de mes six années à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes : Lisandro Alonso, Miguel Gomes, Albert Serra et Rabah Ameur-Zaïmeche.

Les années 2000 ont vu l’apparition sur la carte du monde cinématographique de plusieurs auteurs passionnants, synchrones avec une nouvelle façon de faire, de penser et de montrer le cinéma. Ces apparitions ont désormais lieu dans ces observatoires du cinéma contemporain que sont plus que jamais les festivals de cinéma, du moins ceux qui restent à l’affut des nouvelles tendances et surtout des nouveaux cinéastes.

Les directeurs de festival, les programmateurs, parfois davantage que les critiques ou les journalistes, sont devenus les compagnons de route de ces jeunes cinéastes, fortes personnalités, chefs de bande ou solitaires dont les films sonnent comme des mots de passe, mais dont le travail et le talent ont peu à voir avec le snobisme ou l’esprit de chapelle habituellement associés au cinéma comme expression artistique.

Il s’agit plutôt de se montrer digne de l’histoire du cinéma du XXe siècle, et réfléchir sur les métamorphoses subies ou inventées que connaît le cinéma depuis dix ans, de sa fabrication jusqu’à son exploitation.

Ces nouveaux cinéastes sont nombreux. Ils imaginent, inventent de nouvelles voies, mais ils refusent l’étiquette réductrice du cinéma expérimental. Novateurs, ils n’ont pas peur de s’inscrire dans une histoire du cinéma, mais en explorent les frontières modernes.

Des pages entières mériteraient de faire l’éloge cinéma roumain actuel, une des plus belles apparitions de talent dans la production contemporaine, ou aux cinémas indépendants philippins, portugais, allemands ou chinois, eux aussi extrêmement toniques et intelligents.

J’ai choisi d’évoquer le travail de seulement quatre cinéastes, cités plus haut, et voici une version revue et augmentée du passage de ma conférence consacré à Lisandro Alonso.

L’Argentin Lisandro Alonso est plus jeune et le plus sauvage des grands cinéastes modernes. On pourrait le comparer à ses aînés Jean-Marie Straub, Béla Tarr et Pedro Costa par certains aspects de son travail, mais il demeure un artiste profondément singulier.

Ce cinéaste pratique un cinéma de l’enregistrement pur du monde qui débouche sur à la fois sur une expérience de spectateur presque hallucinatoire et une réflexion métaphysique sur l’humanité.

Lisandro Alonso est né à Buenos Aires en 1975, mais il a grandi à la campagne. Après le lycée il a voulu étudier le cinéma sans savoir vraiment pourquoi, sans être cinéphile, un peu au hasard.  A l’école de cinéma de Buenos Aires tous ses projets sont refusés par les professeurs qui ne le considèrent pas comme un élève sérieux, à cause de son manque d’intérêt pour les classiques des grands réalisateurs ou son ignorance de l’histoire du cinéma, et ses faibles participations en cours.

Avec un peu de pellicule 16mm il réalise pourtant avec un autre élève un film en forme d’autoportrait, sorte de court métrage clandestin qui montre une force précoce, un esprit de vengeance et de rébellion, une sensibilité artistique très vive mais non intellectuelle.

Lisandro Alonso réalise son premier long métrage La libertad en 2000, sans expérience professionnelle, avec un scénario de cinq pages et des acteurs non professionnels. Dans ces conditions, il lui est impossible de recevoir une aide financière de l’état ou d’un producteur. Il parvient à tourner le film principalement grâce à au soutien financier de sa famille qui lui donne 30 000 dollars. Une façon de produire et réaliser un premier film très proche de l’expérience d’Albert Serra en 2006 pour Honor de cavalleria, qui démontre que deux des plus grandes révélations cinématographiques de ces dix dernières années n’ont pas bénéficié de la moindre aide, ni des instituts nationaux, ni des producteurs professionnels, encore moins des télévisions, à la recherche de produits culturels davantage que de créations artistiques.

Le film La libertad est né d’une rencontre, celle du réalisateur retourné vivre à la campagne pour travailler dans les champs avec un garçon de son âge, un coupeur de bois. En filmant cet être simple, Lisandro Alonso a voulu exprimer le sentiment universel du malaise de la jeunesse, l’absence de perspective d’avenir, une insatisfaction ontologique. Le titre est trompeur. Une journée dans la vie d’un bucheron dans la pampa permet au cinéaste de montrer au contraire l’absence de liberté, l’aliénation d’un jeune homme prisonnier de ses gestes répétitifs, sans horizon, sans échappatoire. Il y a d’ailleurs des contresens fréquents et des erreurs d’interprétation qui entourent l’œuvre de Lisandro Alonso, qui est tout sauf un cinéaste écologiste du retour à la nature contre la corruption de la ville. La libertad ne fait pas l’apologie d’une vie simple qui donnerait plus de liberté aux hommes ; Los muertos n’est pas un poème rousseauiste qui vante les beautés pacificatrices de la nature sauvage.

Un film aussi radical que La libertad dans son minimalisme peut passer pour une provocation. Mais c’est surtout un défi lancé à la médiocrité, et une idée d’une imparable logique économique : trouver une histoire et un projets parfaits pour un premier film, avec des lieux, des gens que l’on connaît bien. Le film a été tourné en dix jours, entre amis. La aussi, on trouve une grande similitude avec Honor de cavalleria, six ans plus tard, dans la façon d’appréhender un tournage et la fabrication d’un film.

Los muertos, le second film de Lisandro Alonso, propose clairement la continuation de ce qu’il avait commencé dans La libertad. Il s’agit d’approfondir un système de mise en scène, de reprendre la même problématique sur la signification et l’impossibilité de la liberté, en rajoutant de manière très discrète un peu de fiction. Quelle est la différence pour le personnage principal entre la vie en prison et la vie dans la jungle ? Telle semble être la question posée par le film, qui montre une nature particulièrement angoissante, mystérieuse, hostile, et un protagoniste aux motivations opaques. La différence entre vivre libre et être en prison se limite à un accès plus facile à l’alcool et à la prostitution, répond le film. Los muertos est un voyage dans la jungle, mais on ressent l’enfermement du personnage, même dans un espace ouvert. Le choix de la musique rock et le travail sur le son installent un contraste avec les images calmes du film pour exprimer la confusion mentale du héros.

En 2006, un court métrage se transforme en « long métrage court », d’un peu plus d’une heure, intitulé Fantasma.

Le projet du film est né d’une idée survenue après la projection du film Los muertos au Teatro San Martin, salle art et essai située au dernier étage d’une grande maison de la culture dans le centre de Buenos Aires, où sont traditionnellement programmés les films de Lisandro Alonso. Les deux interprètes non professionnels de La libertad et Los muertos, Misael Saavedra et Argentino Vagras, avaient été invités par le cinéaste et assistaient à la séance.

Après avoir réalisé des films en plein air, dans la pampa puis dans la jungle, Lisandro Alonso imagine un film urbain, et entièrement tourné à l’intérieur d’un immeuble. La claustrophobie que l’on pouvait ressentir lors du voyage dan la jungle de Los muertos est ici plus évidente, avec un voyage dans les entrailles d’un grand bâtiment moderne, ses couloirs, ses souterrains, ses escaliers et ses ascenseurs.

Le changement radical réside dans l’apport d’un nouveau directeur de la photographie, et la nécessité d’un équipement électrique différent de celui employé en pleine nature pour filmer dans un immeuble. Le résultat parvient à susciter un sentiment de dépaysement à l’intérieur d’un lieu très connu, banal et quotidien. C’est la dimension fantastique de Fantasma, son côté film de science-fiction ou de maison hantée qui fait penser à The Shining, un des films préférés de Lisandro Alonso. Nous sommes loin des habituels films réflexifs qui prennent le monde du cinéma ou le décor de la salle de cinéma comme prétextes pour évoquer une quelconque nostalgie ou fétichisme cinéphiles.

Comme à son habitude, Alonso n’écrit que quelques pages (huit) de scénario, qu’il est le seul à avoir lues avant le début du tournage. Il lui suffit d’avoir deux ou trois images en tête pour commencer à filmer. Rappelons qu’Alonso est un des très rares cinéastes de sa génération (et bientôt en général) à refuser de tourner en vidéo numérique. Tous ses films ont été tournés en 35mm, y compris un moyen métrage partiellement improvisé comme Fantasma. Cela coute évidemment plus cher, mais Alonso a une véritable religion de l’argentique, qui confère à son cinéma une sensualité, une texture qui sont très différentes des résultats obtenus par des cinéastes comme Costa ou Serra par exemple. Le résultat final implique aussi des méthodes de tournage très différentes. Grâce au numérique, Costa ou Serra peuvent filmer des centaines d’heures qu’ils montent ensuite. Alonso a déjà au tournage une conscience plus vive de la forme de son film, une plus grande discipline que l’on remarque dans la rigueur et la précision de ses cadres et de ses plans.

Fantasma est un objet très net dans sa forme, mais c’est aussi un film ouvert à de nombreuses interprétations, qui donne beaucoup de place à l’imagination du spectateur et installe un sentiment d’inquiétude et d’attention.

Alonso considère ce petit film intermédiaire, mais impressionnant sur le plan sonore et visuel, comme un remerciement aux acteurs de ses deux films précédents, qu’il a invité à Buenos Aires.

Il existe au moins un point commun entre les quatre cinéastes que j’évoquais dans cette conférence : l’importance de l’amitié dans leur travail. Ils font généralement des films avec des gens qu’ils aiment, artistes, techniciens ou non professionnels. Le plaisir de travailler ensemble est crucial, et parfois suffisant pour faire un film.

Fantasma est un film de transition, mais aussi de préparation avant le troisième véritable long métrage de Lisandro Alonso, Liverpool (2008), dont toute la première partie se déroule dans un cargo. On ne voit jamais la mer, seulement l’intérieur du navire, les petites cabines, les salles des machines et les couloirs où évoluent les marins, comme dans Fantasma.

Le titre du film, très énigmatique, est une nouvelle fois une façon de tromper le spectateur, puisque le film n’a rien à voir avec les Beatles ou le football. Le film a été tourné à Ushuaia, la région la plus au sud au monde. Les seuls rapports avec l’Angleterre sont la proximité des îles des Malouines et le porte-clé dans le dernier plan, qui a été spécialement fabriqué pour le film.

Liverpool propose un scénario un peu plus étoffé que Los muertos. C’est aussi un film plus fictionnel dans la mesure où les hommes et les femmes que l’on voit à l’écran, même si ce ne sont pas des acteurs professionnels, interprètent des rôles qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont dans la vie. Cela ne rend pas le film plus aimable, ni plus loquace, ni moins mystérieux, au contraire. Liverpool montre des retrouvailles et des relations entre les membres d’une famille. C’est l’histoire d’un marin qui arrive à Ushuaia avec le projet de retrouver sa mère. On assiste à son voyage solitaire, comme dans Los muertos. Quand il arrive enfin dans son village, il y retrouve sa mère mais aussi sa fille handicapée mentale. La description de cette petite communauté est chargée de désespoir, comme si Alonso voulait montrer la plus petite parcelle d’humanité possible, le degré zéro de l’humain, avec une poignée d’hommes et de femmes vivant dans une misère et un isolement total, à la frontière de l’animalité, oubliés de tous et de tout : civilisation, culture, langage, loi. Alonso nous laisse imaginer des histoires possibles autour du handicap de la jeune femme, et le retour du marin : consanguinité, inceste, alcoolisme.

C’est aussi la première fois qu’Alonso abandonne son personnage en cours de film. Le marin s’en va, mais la caméra reste dans le village, comme dans un geste de solidarité envers ces gens exclus, malheureux et oubliés.

Cinéaste du dépouillement, du mutisme et de l’observation pure du réel, Alonso a voulu apporter plus de fiction à chacun de ses nouveaux films. Mais on y décèle toujours une méfiance presque sauvage envers le scénario, le récit, la dramatisation. Comme si Alonso résistait de toutes ses forces contre un cinéma narratif, psychologique et explicatif – désigné comme l’ennemi ou le contre-exemple – tout en voulant exprimer des idées philosophiques, par la seule force des images et des sons.

On peut considérer cette démarche comme un impasse, une posture admirable mais vouée à la répétition, ou au contraire comme un manifeste de cinéma pur et réfractaire à tous les diktats de la production culturelle. Il n’empêche qu’Alonso, régulièrement tenté par l’idée d’abandonner le cinéma, est sûrement arrivé au bout d’un cycle créatif avec ces trois films et demi, et qu’il s’agit aujourd’hui pour lui d’inventer un nouveau départ cinématographique, ou de choisir le silence et clore prématurément une œuvre qui compte déjà parmi les plus belles du cinéma contemporain. Nous préférons la première option.

 

 

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