Olivier Père

Stanley Kubrick 2 – Jupiter et au-delà de l’infini

Il existe indubitablement dans la carrière de Stanley Kubrick un avant et un après 2001: l’odyssée de l’espace (photo en tête de texte.) On pourrait affirmer sans exagération qu’il existe aussi un avant et un après 2001: l’odyssée de l’espace dans l’histoire du cinéma, et surtout un avant et un après 2001 : l’odyssée de l’espace dans la vie de chaque spectateur, tant l’expérience, fascinante ou irritante, n’a laissé et ne laissera jamais personne indifférent. Jacques Demy et Andrei Tarkovski ne cachèrent pas leur mépris et leur énervement devant le film de Kubrick (Solaris n’est-il pas une réponse russe à 2001 : l’odyssée de l’espace ?), tandis que d’autres cinéastes et critiques (la liste est trop longue) ne se remirent jamais de la vision du film, et avec eux un public immense, cinéphile ou non. C’est aussi à partir de 2001: l’odyssée de l’espace que Kubrick va réellement révéler la démesure de son génie et signer, à notre avis, ses films les plus mémorables.
En 1964, Stanley Kubrick surprend son entourage lorsqu’il prétend préparer une production sur les extraterrestres. Fort du succès de Docteur Folamour, il parvient à convaincre la MGM de lui donner carte blanche pour produire, écrire et réaliser en toute liberté le film de science-fiction le plus cher et le plus ambitieux jamais réalisé. Après avoir vu tous les films de science-fiction déjà filmés, qui ne lui plaisent guère, et choisi l’écrivain Arthur C. Clarke comme collaborateur, Kubrick se lance dans le tournage du premier « space opera adulte », et de son film le plus risqué. Kubrick s’entoure des meilleurs techniciens des effets spéciaux et invente avec eux des trucages sidérants de réalisme, en suivant de très près les progrès de la Nasa en matière de conquête spatiale. Le budget enfle jusqu’à dépasser la barre des 10 millions de dollars, une somme astronomique pour l’époque. Le tournage et le montage s’éternisent (près de trois ans au final) et la MGM se désespère de voir le film terminé un jour. Mais Kubrick surmonte tous les obstacles à la fabrication d’un objet cinématographique inédit. Il demeure concentré sur sa vision géniale d’un monde futuriste qui est avant tout prétexte à une réflexion angoissée sur l’humanité, de ses origines (le fabuleux prologue avec les hommes singes) à son avenir incertain, en proie à la violence, la peur de l’inconnu et le dérèglement de ses propres créations.  Le résultat final, sorti en 1968, est une date (technologique et artistique) dans l’histoire du cinéma. C’est sans doute la seule superproduction hollywoodienne qui soit aussi un essai philosophique et un film expérimental. La critique est totalement déroutée par le message énigmatique délivré par cette expérience visuelle et sonore presque dénuée de dialogues, mais le public jeune réserve au film un triomphe inattendu et 2001: l’odyssée de l’espace ne tarde pas à intéresser les amateurs de substances illicites, qui vont voir le film plusieurs fois à cause de la séquence de la “porte des étoiles”. Kubrick, qui n’a jamais pris de drogue, vient d’inventer “le trip ultime”, et d’entrer dans la légende.
De peur de s’enfermer dans les projets gigantesques (son serpent de mer napoléonien), Kubrick préfère enchaîner avec un “petit film” en partie improvisé dont le retentissement sera pourtant énorme en raison de son sujet : l’ultra-violence. En 1971 Orange mécanique, d’après un roman d’Anthony Burgess, participe à l’intrusion du sexe et de la violence, longtemps confinés dans le ghetto du cinéma d’exploitation, dans les films des grands studios. Pour la première fois, le cinéaste s’est trouvé en phase avec son époque. Sa fable sur la violence est peut-être trop démonstrative. On y retrouve cependant le goût de la satire poussé à son paroxysme, le grimace en exacerbant de manière grotesque la propension des comédiens anglais au cabotinage le plus outrancier. Le film est l’objet de longues polémiques en Grande-Bretagne, accusé, comme plus tard Tueurs-nés d’Oliver Stone d’avoir inspiré à des jeunes voyous influençables des actes de violence. C’est également lors de la sortie d’Orange mécanique que Kubrick pousse le perfectionnisme jusqu’à contrôler la qualité des copies et à vérifier leurs conditions de projections. L’anecdote selon laquelle Kubrick fit repeindre une salle de New York car un mur blanc se reflétait sur l’écran est restée célèbre. Excédé par la maniaquerie et les ordres contradictoires de Kubrick lors de la sortie française d’Orange mécanique, Bertrand Tavernier, alors attaché de presse, envoya au maître le télégramme suivant : “I resign stop as a filmmaker you are a genius but as an employer you are an imbecile”. L’écart entre chaque nouveau film de Kubrick commence à se creuser. Quatre ans après la sortie d’Orange mécanique, et faute de pouvoir monter son Napoléon, Kubrick décide d’adapter un roman méconnu de Thakernay, The Memoirs of Barry Lyndon. Kubrick ambitionne de réaliser le 2001: l’odyssée de l’espace du film en costumes, et veut pousser le plus loin possible le réalisme en éclairant les scènes d’intérieur à la bougie. Avec son génial chef-opérateur John Alcott (qui travaille avec lui depuis 2001: l’odyssée de l’espace), il emploie un objectif 0,7 F Zeiss, habituellement utilisé par la Nasa pour filmer sur la Lune. Kubrick choisit Ryan O’Neal à la place de Robert Redford dans le rôle-titre, assurant à la vedette de Love Story une gloire éphémère. Casanier, Kubrick prétend filmer tout le film dans les environs de sa résidence, mais cela se révèle impossible. Le tournage se déroule finalement en Irlande dans une ambiance morose et Kubrick accélère son départ du pays, paniqué par l’éventualité d’attentats de l’IRA. Trop long et trop lent, le film ne marche pas aux États-Unis mais est très bien accueilli en Europe.  Visuellement somptueux, Barry Lyndon offre, par son mode de narration et sa mise en scène, l’antithèse du cinéma académique. Kubrick radicalise dans Barry Lyndon l’utilisation de la voix-off, qui annonce à plusieurs reprises les scènes importantes du film avant qu’elles n’aient lieu, supprimant ainsi toute tentation émotionnelle. La méticulosité picturale du film contamine le jeu des acteurs, figés dans des masques grimaçants ou une inexpressivité poudrée. Ryan O’Neal, acteur très limité, possède la fadeur nécessaire au rôle. Kubrick malmène les conventions du récit picaresque : son anti-héros cynique et arriviste ne gagne la sympathie du spectateur que vers la fin du film, grâce à ses sentiments paternels sincères, cruellement récompensés par la mort accidentelle de son fils. Barry Lyndon est un faux film décoratif, tout aussi désespéré sur la condition humaine et les servitudes sociales qu’Orange mécanique ou Shining.
La durée entre l’annonce d’un nouveau projet du cinéaste et sa sortie devient de plus en plus longue, en raison de l’étirement des délais de tournage et de montage entraîné par ses méthodes de travail. Ainsi Shining, annoncé en 1977, se sortira qu’en 1980. Ayant émis dès les années 60 le vœu de réaliser “le film le plus effrayant de tous les temps”, et puisqu’il a refusé de tourner L’Exorciste et sa suite, Kubrick décide de filmer le roman d’un jeune écrivain fantastique, Stephen King, sans inviter ce dernier à travailler avec lui. King ne cessera de dénigrer le film, de loin le meilleur adapté d’un de ses livres. Le tournage est extrêmement tendu, et Kubrick épuise ses comédiens en exigeant sans raison apparente que certaines scènes soient jouées plus de 80 fois. Pendant le tournage, une des filles de Kubrick, Vivian, réalise en 16 mm Making The Shining, un document sans concession et très rarement projeté (désormais disponible sur le DVD du film) montrant son père au travail, particulièrement irascible et bougon. Vivian est cependant contrainte d’expurger son essai de certains passages, où l’on voit des membres de l’équipe abuser de cocaïne et Kubrick devenir agressif avec Shelley Duvall. Le film obtient un gros succès commercial. Il s’agit, à l’instar de 2001: l’odyssée de l’espace, d’un film expérimental déguisé en film de genre, ou l’inverse. Le point de départ est celui d’une banale histoire de maison hantée. Jack Torrance, un écrivain en mal d’inspiration, sa femme et son fils s’installent pour l’hiver dans un immense hôtel perdu dans les montages. Le jeune garçon, doué de pouvoirs médiumniques, détecte la présence de fantômes dans la résidence, construite sur un cimetière indien, et théâtre par le passé d’un horrible drame. Les spectres ne tardent pas à entrer en contact avec Jack, qui va sombrer dans la démence meurtrière. Kubrick s’empare du roman de Stephen King pour disséquer en vase clos le couple, la folie et l’impuissance créatrice. En perpétuelle recherche d’expérimentations techniques, Kubrick décide, après les éclairages à la bougie de Barry Lyndon, d’utiliser la steadycam, une caméra fixée sur harnais qui permet des mouvements d’une fluidité inédite, notamment lors de la poursuite finale dans le labyrinthe enneigé. La steadycam sera ensuite employée à tort ou à raison dans de nombreux autres films, mais jamais de façon aussi impressionnante que dans Shining. En exigeant de Jack Nicholson et Shelley Duvall un jeu outré et grimaçant, Kubrick systématise son travail sur le visage humain transformé en masque, et explore les mécanismes de la peur et de la violence. Attendu comme le film d’horreur définitif, Shining fut mal compris par la critique au moment de sa sortie. Malgré les visions cauchemardesques qui parsèment le récit, et la convocation de différents folklores ancestraux et modernes du fantastique, Kubrick transcende une nouvelle fois les frontières du cinéma de genre et signe une œuvre cérébrale, effroyablement pessimiste.
Après plusieurs projets avortés (parmi lesquels un long métrage sur les camps de concentration), Warner annonce en 1984 le prochain film de Kubrick, Full Metal Jacket, un récit sur le conflit vietnamien qui permet au cinéaste de renouer avec son sujet de prédilection, la barbarie guerrière. Full Metal Jacket est l’adaptation d’un bref roman autobiographique de Gustav Haford, Le Merdier. En 1958, Les Sentiers de la gloire était encore empreint d’une philosophie humaniste au nom de laquelle le cinéaste dénonçait les absurdités de la guerre et le cynisme des généraux. Full Metal Jacket, dans le prolongement de Shining, est une œuvre beaucoup plus abstraite et mentale. Le film décrit l’entraînement de jeunes recrues du corps des marines, puis leur expérience sur le terrain. La longue première partie, située dans une base militaire aux États-Unis, nous fait assister à la transformation de jeunes garçons en machines à tuer, avec une précision clinique proprement terrifiante. Le décor renvoie aux structures d’enfermement de 2001: l’odyssée de l’espace et Shining, propices aux dysfonctionnements destructeurs et pathologiques. Le dernier tiers du film propose une reconstitution très stylisée d’un épisode du conflit vietnamien qui débouche sur une vision cauchemardesque de la mécanique guerrière. Sa phobie des voyages encourage Kubrick à reconstituer l’offensive du Hué, théâtre de la moitié du film, dans la banlieue londonienne. Le film est d’une violence glaçante, et Kubrick doit s’autocensurer : Il modifie au montage la fin du film, qui devait montrer les Marines jouant au ballon avec la tête coupée de la jeune vietnamienne qui les avait pris pour cible. Vivian Kubrick, sous le pseudonyme de Abigail Mead, signe l’oppressante musique électronique de Full Metal Jacket. Victime à sa sortie de la comparaison avec Platoon d’Oliver Stone, triomphateur des oscars en 1987, Full Metal Jacket devra attendre quelques années, comme presque tous les films de Kubrick, pour accéder au rang de chef-d’œuvre. Mais le film demeure inférieur aux deux films qui l’encadrent, Shining et Eyes Wide Shut.

La disparition prématurée de Kubrick, le 7 mars 1999, a brutalement interrompu le feuilleton délirant de la genèse de son film posthume, Eyes Wide Shut qui sortira aux Etats-Unis quatre mois après la mort du cinéaste. Adapté d’une nouvelle de Schnitzler, le film décrit les turpitudes d’un couple de bourgeois new yorkais confronté aux doutes de la jalousie et de l’infidélité et surtout l’odyssée nocturne du mari, un médecin entraîné dans une série de rencontres, de tentations et de mésaventures sexuelles qui tournent au cauchemar.
Deux ans de préparation et de tournage ultra secrets, le choix du couple vedette formé par Tom Cruise et Nicole Kidman dans les rôles principaux et le contenu sexuel du film avaient alimenté les rumeurs les plus folles. Le résultat sera évidemment génial et déceptif, puisque le film attendu comme un festival de débordements orgiaques et pornographiques ne parle que de frustration et de peur. Comme la jungle et les ruines de Full Metal Jacket, des rues entières de Manhattan furent reconstituées dans la banlieue londonienne, exacerbant la dimension onirique du film, par certains aspects totalement irréaliste et déconcertant. Kubrick considérait Eyes Wide Shut comme son meilleur film et il avait peut-être raison. C’est un film récapitulatif, parsemé de références et de clins d’œil aux œuvres précédentes du cinéaste, mais aussi un retour aux sources (Schnitzler, écrivain viennois adapté au cinéma par Ophuls) et une création cinématographique profondément originale, surprenante et fascinante, toujours sur le fil du rasoir, qui démontre une ultime fois la supériorité magistrale de Kubrick en matière de mise en scène et de récit cinématographique.

Kubrick avait préparé avant sa mort ce qui devait être son film suivant, A. I. intelligence artificielle un ambitieux film de science-fiction dans la lignée de 2001: l’odyssée de l’espace, et c’est finalement son ami et admirateur Steven Spielberg qui le réalisera en … 2001. Cette histoire d’enfant-robot, inspirée d’une nouvelle de Brian Aldiss, avait plu à Kubrick qui travaillait longtemps sur un film de science-fiction capable de rivaliser avec 2001: l’odyssée de l’espace et attendait le perfectionnement des effets spéciaux pour mener son projet à terme. A l’instar des films de Kubrick, ce très beau film fut incompris à sa sortie et compte parmi les rares échecs commerciaux et critiques de la carrière de Spielberg, mais il a été depuis été réhabilité et s’est imposé comme un des films les plus originaux, profonds et intelligents de la science-fiction contemporaine, fable très noire sur le futur, la robotique mais aussi la famille et la peur de l’abandon (le film est une variation autour du thème de Pinocchio.) J’avais écrit un article très négatif sur le film au moment de sa sortie dans « Les Inrockuptibles », aveuglé par ma méfiance envers Spielberg, son sentimentalisme et son mauvais gout. J’ai pu constater en revoyant A.I. intelligence artificielle que j’avais complètement tort, le film étant à la fois très proche de l’art de Kubrick tout en permettant à Spielberg d’approfondir les thèmes de ses films précédents. A.I. intelligence artificielle allait inaugurer une période très faste sur le plan artistique pour Spielberg, après un passage à vide dans les années 90, et ouvrir une belle trilogie futuriste complétée par Minority Report et La Guerre des mondes.

1. Les indications biographiques sont extraites des deux ouvrages principaux sur la vie de Stanley Kubrick, signés John Baxter et Vincent LoBrutto.

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