Olivier Père

Rétrospective Marco Bellocchio à la Cinémathèque suisse

Du 1er mars au 15 avril, la Cinémathèque suisse rendra hommage au cinéaste italien avec la projection de ses films et l’avant-première de Vincere, son dernier long métrage en date découvert au Festival de Cannes en 2009 et encore inédit en Suisse. Marco Bellocchio viendra à Lausanne le 11 mars pour présenter son premier et magnifique film Les Poings dans les poches (primé au Festival del film Locarno, photo en tête de texte), Vincere et participer à une discussion à l’ECAL.

Rescapé de l’effervescence créatrice des années 60 dont l’héritage semble avoir malheureusement du mal à survivre en Italie, malgré de courageuses poches de résistance dans la fiction et surtout le documentaire, Marco Bellocchio est devenu aujourd’hui le seul cinéaste classique d’un pays cinématographiquement sinistré, le dernier et le meilleur grand auteur italien en activité (avec le vétéran Ermanno Olmi.)
Marco Bellocchio est d’abord un cinéaste politique. Né en 1939 à Piacenza en Emilie-Romagne, Bellocchio est étudiant en cinéma au Centro Sperimentale de Rome. En 1965, son premier long métrage Les Poings dans les poches, salué par Luis Buñuel, fait l’effet d’une bombe et propulse son auteur au rang de jeune homme en colère du nouveau cinéma italien. Le film est un cri de rage contre la famille bourgeoise et révèle Lou Castel, jeune acteur qui deviendra l’alter ego du cinéaste. Dans ses films suivants le cinéaste s’attaque aux institutions et alterne fictions et documentaires engagés. Dans les années 80 et 90, Bellocchio connaît un passage à vide et une longue période erratique. Sous forte influence psychanalytique, il signe des films psychologico-érotiques pas toujours très légers et parfois ratés où il dénude les actrices françaises à la mode du moment (Le Diable au corps, La Sorcière, La condanna.) A la fin des années 90, Bellocchio retrouve heureusement l’inspiration, le goût du romanesque et de la mise en scène sans renoncer à sa virulence critique vis-à-vis de l’Italie et de sa société. Puisant les sujets de ses films dans le théâtre, la littérature comme l’histoire contemporaine et l’actualité, Il enchaîne alors les belles réussites : Le Prince de Hombourg (passé hélas relativement inaperçu, d’après Kleist), La Nourrice (d’après Pirandello), Le Sourire de ma mère (encore une histoire puissante de règlement de comptes avec la famille et la religion), Buongiorno, notte (réflexion sur l’affaire Aldo Moro, brisant un tabou politique en Italie), Le Metteur en scène de mariages, Vincere (sur le jeune Mussolini et sa maîtresse cachée Ida Dalser.)
Je me souviens avoir assisté à cette renaissance artistique et cette vitalité retrouvée au Festival de Cannes lors de la présentation en sélection officielle du Prince de Hombourg en 1997 et surtout de La Nourrice deux ans plus tard, sans doute un des meilleurs films de son auteur, un peu occulté par le succès critique des ses titres suivants.
La Nourrice est une œuvre apaisée qui ne renonce pourtant en rien aux exigences esthétiques et politiques du cinéaste. Cette adaptation d’une nouvelle de Pirandello, parfaitement aboutie, venait en effet après quelques films décevants. Le dernier chef-d’œuvre de Bellocchio remontait à Les Yeux, la bouche en 1982, où il retrouvait Lou Castel, et le cinéaste s’était ensuite fourvoyé dans une veine psychanalytique contemporaine assez décourageante.
La Nourrice se réclame d’une ligne dure ignorée par un cinéma italien en liquéfaction (la ligne molle Tornatore qui a finit par triompher.) Ici peu d’artifices (à peine deux ou trois brefs ralentis assez jolis), une reconstitution historique qui frappe par son austérité, un jeu chuchoté des acteurs, une rétention psychologique impressionnante et, miracle à l’italienne, une prise de son direct sur la terre de la dictature du doublage et de la post-synchronisation. Sinon, Bellocchio creuse toujours le même sillon : lutte des classes et psychiatrie, bourgeoisie et hystérie, avec en plus le thème de la nature contre la culture. Dans la bourgeoisie romaine du début du siècle, un médecin aliéniste engage une jeune nourrice de la campagne car sa femme semble rejeter son nouveau né et refuse d’allaiter l’enfant. Dans le rôle de la jeune épouse qui a perdu tous ses réflexes instinctifs devant les phénomènes les plus élémentaires de la vie, Valeria Bruni Tedeschi est géniale et trouve le meilleur rôle de sa carrière. La Nourrice est un film théorique (comme toujours chez Bellocchio), mais aussi profondément sensuel, subtil et émouvant.
Sept ans plus tard, Bellocchio réalise Le Metteur en scène de mariages, véritable retour de flamme et comédie empreinte d’humour, de poésie et de sensualité, moins bien reçue par le public et la critique que ses films plus « sérieux ».
Un réalisateur célèbre, Franco Elica (Sergio Castellitto), est affligé par le mariage de sa fille avec un catholique fervent. Il doit porter à l’écran une énième adaptation du célèbre roman Les Fiancés (I promessi sposi), d’Alessandro Manzoni, chef-d’œuvre de la littérature italienne, sans que le projet n’éveille en lui de réel enthousiasme. Son angoisse est accentuée par la découverte d’un scandale sexuel qui pourrait lui tomber dessus à tout moment. Il décide de prendre la fuite et se retrouve au fin fond de la Sicile. Il y rencontre un collègue, vidéaste sans talent qui gagne sa vie en filmant des mariages. Un aristocrate ruiné (Sami Frey, ici prince sicilien grâce à la magie des coproductions et du doublage) propose au cinéaste en villégiature de mettre en scène les noces de sa fille avec un riche héritier de la région. Mais Elica va tomber amoureux de la belle jeune femme (Donatella Finocchiaro), et tenter par tous les moyens d’empêcher ce mariage arrangé qui lui fait horreur.
Le Metteur en scène de mariages est un film dissonant, aussi bien par son style et sa forme que par sa situation dans l’œuvre de Bellocchio. S’il entretient avec ce nouveau long métrage les préoccupations et les thèmes de ses précédents films, et plus particulièrement Le Sourire de ma mère – dans les deux cas Sergio Castellitto y interprète un artiste à la recherche de sa place dans une vaste mascarade sociale –, Bellocchio semble s’éloigner des grands sujets politiques fréquents dans sa filmographie. Le ton adopté, par sa dimension farcesque, satirique et parfois grotesque, semble amorcer un rapprochement du cinéma de Bellocchio avec la fameuse tradition de la comédie italienne, et sa galerie de personnages et de situations caricaturales.
Or Bellocchio est loin de partager les préceptes moraux et esthétiques des grands ténors de la comédie italienne et ne souhaite pas réanimer ce courant désormais moribond. Il s’agit pour lui de rester fidèle à des idées qu’il met en scène depuis plusieurs films (notamment la question de la représentation et de l’interprétation du monde par l’art et la culture) tout en se permettant une certaine licence, des folies qui sont celles des cinéastes en pleine possession de leurs moyens.
La rigueur de la démonstration de Bellocchio et la complexe subtilité de la mise en abyme organisée par le cinéaste autour du roman de Manzoni sont sans cesse dynamitées par des gags et des intrigues annexes (le vieux réalisateur aigri se fait passer pour mort afin de récolter enfin plusieurs nominations aux « Donatello », les « César » italiens.) La construction du film, qui s’autorise de discrètes incartades oniriques, brouille les pistes ou accueille le plus naturellement du monde les anomalies les plus saugrenues (une course en sac dans un couloir, une caméra miniature dissimulée dans la doublure d’une veste), n’est pas sans évoquer le surréalisme ludique de Buñuel.
Bellocchio n’est plus le jeune intellectuel enragé qui exterminait une famille entière dès son premier film, Les Poings dans les poches, et pilonnait l’armée, l’école ou l’Eglise dans des films brûlots. Mais la saine colère du cinéaste à l’encontre des grandes structures aliénantes est toujours là, et s’exprime désormais par l’humour, la poésie, et surtout un formidable désir, moteur véritable de la révolte dionysiaque du héros de Bellocchio – personnage éteint soudain rallumé par la beauté et l’ardeur de la jeune princesse et qui va peu à peu retrouver la jouissance dans l’amour, et vice versa. On a entendu dire que l’Italie avait cessé de penser le jour de la mort de Pasolini, et ce n’est pas tout à fait vrai : un cinéaste comme Bellocchio est encore là pour empêcher de filmer en rond, pour extirper d’un pays en crise des histoires morales et vivantes plutôt que des sujets de lamentations. On notera enfin que Bellocchio (« bel œil » en italien, pas mal pour un nom de cinéaste) n’a pas les yeux dans sa poche. Auteur désirant, il a choisi, filmé et parfois découvert ces dernières années les meilleures et les plus belles actrices italiennes de la nouvelle génération, et leur a offert des rôles magnifiques où elles ont brillé au firmament : Barbora Bobulova (Le Prince de Hombourg), Maya Sansa (La Nourrice, Buongiorno, notte et peut-être dans Lacrime, le prochain film de Bellocchio en préparation, si la rumeur se confirme), Donatella Finocchiaro (Le Metteur en scène de mariages), Giovanna Mezzogiorno (Vincere.)

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