Olivier Père

Je veux seulement que vous m’aimiez de Rainer Werner Fassbinder

«  Nous essayons de produire des images étranges, des images qui ne semblent pas étranges à première vue, mais qui d’une certaine manière, provoquent une impression d’horreur après avoir été vues. » Rainer Werner Fassbinder

Le distributeur et éditeur de DVD Carlotta poursuit son travail d’exhumation de l’œuvre monumentale de Rainer Werner Fassbinder, avec cette perle rare restaurée par la compagnie Bavaria et montrée l’année dernière au festival de Munich puis au Festival del film Locarno en première internationale, et qui sort dans les salles française le 20 avril 2011. Cette excellente initiative qui permit de revoir il y a quelques années les grands films du cinéaste allemand longtemps invisibles nous a également fait découvrir la part moins connue de Fassbinder en France, ses films réalisées pour la télévision, comme l’ambitieux feuilleton-fleuve Berlin Alexanderplatz d’après Alfred Döblin, la mini-série de science-fiction Le Monde sur un fil ou ce plus modeste – en apparence – Je veux seulement que vous m’aimiez. Téléfilm inédit hors d’Allemagne écrit et réalisé en 1976 par Rainer Werner Fassbinder d’après un livre de Klaus Antes et Christiane Erhardt, Ich will doch nur, daß ihr mich liebt (Je veux seulement que vous m’aimiez) appartient à la série de titres dans lesquels le cinéaste dresse le portrait de l’Allemagne de l’Après-guerre, du miracle économique, avec la libération des mœurs, l’exaspération des sens mais aussi les cicatrices de la guerre et les fantômes du nazisme. C’est la « Comédie humaine » de Fassbinder qui sur le modèle balzacien observe la circulation du désir et de l’argent et propose une radioscopie de la société allemande, en filmant aussi bien classes moyennes que le prolétariat. Chez Fassbinder et dans ce film en particulier le mélodrame est toujours critique et distancié, particulièrement cruel. Nulle trace de naturalisme chez le cinéaste, malgré sa volonté de filmer des « scènes de la vie de province » ancrées dans une réalité allemande. Fassbinder vient du théâtre et sa mise en scène adopte des partis-pris radicaux de stylisation, dans la gestion de l’espace et du temps, la direction d’acteurs et la scénographie. On a souvent commenté le projet cinématographique ambitieux de Fassbinder en négligeant son génie de styliste et de narrateur. Je veux seulement que vous m’aimiez adopte une esthétique épurée alliée à une structure complexe, faite de subtils retour en arrière, d’images mentales et de propos rapportés. Le film débute par un plan de Peter (interprété par Vitus Zeplichal) dans sa cellule, après son incarcération. Il répond aux questions d’une psychologue et se remémore la chronologie du drame.  Le cinéaste décortique les rapports de soumission et de domination non pas au cœur d’une histoire d’amour, mais d’une relation difficile entre un fils et ses parents, couple de petits bourgeois sinistres (un père volage et indifférent, une mère froide et autoritaire) qui conduisent leur enfant sur le chemin de l’échec. Obsédé par la performance professionnelle et la reconnaissance que lui refusèrent ses géniteurs (il leur construit une maison au début du film), Peter s’engouffre dans une spirale d’endettement, de frustration, d’épuisement et d’humiliation, entraîné dans sa chute par l’arrogance d’une société capitaliste triomphante, sous le regard impuissant de sa jeune épouse Erika (Elke Aberle.) Il finira par assassiner un tenancier de bar, figure de substitution du père, sous les yeux d’une femme qu’il associe à sa mère. Fassbinder ausculte un cas particulier de pathologie et de névrose, l’aliénation d’un personnage de fiction incapable de trouver le bonheur pour mieux dénoncer le pouvoir corrupteur de l’argent, le fardeau de la famille et le mirage de la réussite sociale. L’argent contamine les dialogues et les images du film, qui ne parle que de cela. Dans un plan allégorique, Peter compte dans les toilettes les billets que son père lui a donné pour ses noces. Je veux seulement que vous m’aimiez peut être vu comme le contre-champ petit bourgeois et donc froid et asphyxiant d’un autre très grand film de RWF sur l’argent, versant lumpenprolétariat et donc lyrique et sentimental, Le Droit du plus fort (Faustrecht der Freiheit, 1975) dont le héros Fox (interprété par Fassbinder) était un marginal homosexuel, lui aussi victime de la société mais aussi de ses sentiments amoureux. Il n’y a pas de sexe et de sensualité dans Je veux seulement que vous m’aimiez, où les quelques scènes de nudité sont abordées sur un plan purement clinique et domestique. Jouant avec les poncifs pour mieux les critiquer, le cinéma de Fassbinder est résolument moderne, détenteur d’une implacable vérité sur la condition humaine.

Prochain épisode de la saga Fassbinder : restauration et réédition en 2011 (toujours chez Carlotta) du très rare Despair (1978) d’après Nabokov, film étrange et atypique dans la carrière du cinéaste (son premier tournage en langue anglaise, gros budget, distribution internationale – Dirk Bogarde, Andréa Ferréol dans les rôles principaux – scénario et adaptation du dramaturge Tom Stoppard) que je n’ai pas revu depuis l’adolescence.

On pourra aussi revoir Fassbinder acteur dès mercredi soir (2 mars) dans L’Ombre des anges de Daniel Schmid, à 20h à la Cinémathèque française, à l’occasion de la soirée d’inauguration de la rétrospective des films de Renato Berta. Berta, talentueux directeur de la photographie suisse (il est né à Bellinzona dans le Tessin, non loin de Locarno, et le festival lui a rendu hommage il y a deux ans) a souvent travaillé avec Schmid, mais aussi Tanner, Oliveira, Guédiguian, Straub, Resnais… L’Ombre des anges (Shatten der Engel) est l’adaptation d’une pièce de théâtre de Fassbinder, L’Ordure, la ville et la mort (Der Müll, die Stadt und der Tod) réalisée en 1976 par le Suisse Daniel Schmid (Léopard d’honneur au Festival del film Locarno en 1999), interprétée par Ingrid Caven, RWF et une partie de la troupe habituelle du cinéaste.

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