Olivier Père

Intégrale Alfred Hitchcock à la Cinémathèque française


« Et si Alfred Hitchcock était le seul poète maudit à rencontrer du succès, c’est parce qu’il a été le plus grand créateur de formes du XXe siècle, et que ce sont les formes qui nous disent finalement ce qu’il y a au fond des choses. Qu’est-ce que l’art, sinon ce par quoi les formes deviennent style? Et qu’est-ce que le style, sinon l’homme? »

Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Le contrôle de l’univers, 4a

 

Depuis le 5 janvier et jusqu’au 28 février la Cinémathèque française projette tous les films d’Alfred Hitchcock. Truffaut, Chabrol, Rohmer furent les premiers, dans les années 50, à clamer haut et fort dans Les Cahiers du cinéma qu’Hitchcock était un auteur, un poète et un inventeur de formes œuvrant au sein du système hollywoodien. Le génie du cinéaste britannique était alors moins évident aux yeux de la critique que sa brillante réussite commerciale en Angleterre puis à Hollywood. Hitchcock mit en scène des films qui captivent encore le grand public par leur dosage de suspense et de glamour mais qui soulèvent également des problèmes métaphysiques comme le Mal ou la culpabilité.
L’image d’homme de spectacle de Hitchcock, son sens infaillible de la publicité, organisée autour de sa silhouette ronde et de son humour noir, nuisit longtemps outre-Atlantique à son image d’artiste respectable. Le fait qu’Hitchcock soit le premier grand cinéaste d’Hollywood à devenir une vedette de la télévision grâce à sa série « Alfred Hitchcock présente« , à une époque où le petit écran était jugé avec mépris et méfiance par l’industrie du cinéma, ne fit qu’aggraver le malentendu. Après ses premiers grands succès internationaux tournés en Angleterre dès le muet jusque dans les années 30, Hitchcock arrive à Hollywood où David O. Selznick le prend sous contrat. Son premier film américain sera Rebecca en 1940. Il accède à l’indépendance au sein de différents studios après le triomphe des Enchaînés. Les expériences limites quasi-expérimentales de La Corde et des Amants du Capricorne le privent des faveurs du public, mais il réalise dans les années 50 une suite presque ininterrompue de chefs-d’œuvre et de succès au box-office, de L’Inconnu du Nord-Express à La Mort aux trousses en passant par son plus beau poème, Sueurs froides. Dans les années 60, passé le choc de Psychose, Hitchcock va explorer de façon plus explicites les zones d’ombres sexuelles et psychiques de ses personnages féminins dans des histoires aussi troubles que Les Oiseaux ou Pas de printemps pour Marnie. En 1967, il fait des essais pour un projet jamais tourné, Kaleidoscope, aux frontières de la pornographie. La dernière période hitchcockienne est constituée de grands films malades : Le Rideau déchiré, Frenzy, Complot de famille.
J’envie ceux qui ont le temps à Paris de suivre la rétrospective. En attendant de me plonger dans la biographie de Patrick McGilligan qui vient d’être traduite aux éditions Institut Lumière/Actes Sud et que j’espère plus inspirée et bienveillante que celle qu’il avait consacrée à Clint Eastwood, voici un retour sur quelques titres emblématiques de l’art hitchcockien, choisis parmi ses nombreux chefs-d’oeuvre.

Correspondant 17 (1940) illustre le thème typiquement hitchcockien du héros naïf plongé dans les méandres d’une intrigue compliquée où tout est faux-semblant et mensonge. Le Parti universel pour la paix sert de couverture à des espions nazis, un garde du corps est chargé de tuer la personne qu’il est censé protéger, un homme est remplacé par un sosie au moment de son assassinat, … Malgré des intentions très sérieuses (il s’agit clairement pour Hitchcock d’intéresser le public américain à la guerre qui secoue l’Europe, et Correspondant 17 appartient à sa série de films antinazis), Correspondant 17 appartient à la catégorie des films frivoles du cinéaste. Chef-d’œuvre du cinéma d’espionnage, Correspondant 17 est encore dans la dimension feuilletonesque du genre, malgré une matière qui puise dans l’actualité la plus brûlante et la plus tragique. Nous sommes dans l’insouciance, la légèreté. Le personnage père de l’héroïne, collaborateur nazi fou d’amour pour sa fille, évoque un brouillon du personnage de Claude Rains dans Les Enchaînés, espion amoureux transi d’Ingrid Bergman. Mais avec un sujet comparable, Les Enchaînés, six ans après Correspondant 17, sera un film sombre et tourmenté. En 1940 l’inquiétude n’habite pas encore le cinéma américain en général, et celui de Hitchcock en particulier, qui paye avec son second film américain sa dette au serial et ose les scènes spectaculaires, enivré par le faste hollywoodien, comme cette incroyable scène catastrophe d’un avion de ligne contraint à un amerrissage forcé sous le feux des canons allemands. S’il ne lésine pas sur les effets photographiques et les maquettes, conçus par William Cameron Menzies, magicien des trucages, Hitchcock n’oublie pas que l’exotisme et le dépaysement sont affaires… de familiarité. Avec un génie consommé du cliché (soit une image déjà fixée dans la mémoire du spectateur), il utilise les caractéristiques les plus banales des pays visités par son héros américain, un reporter débutant et ignorant en matière de politique extérieure (auquel le public pourra donc s’identifier aisément et participer à sa prise de conscience), petits détails qui se transforment en machines à fabriquer 1) des gags 2) du suspense. Ainsi, Londres est immédiatement associé au port du chapeau melon (gag où Joel McCrea a égaré le sien) et à Big Ben. Quant aux moulins à vent hollandais, ils servent de couverture à un réseau d’espions nazis. McCrea s’apercevra du subterfuge en remarquant que les ailes du faux moulin tournent dans le sens contraire du vent. Le film est truffé de morceaux d’anthologie, parmi lesquels le meurtre d’un homme politique à Amsterdam, en haut de marches et encerclé par une forêt de parapluie. Le plan du meurtrier, camouflé en photographe et sa victime, tué d’une balle en plein visage, dans un bref gros plan qui évoque celui du Cuirassé Potemkine et ses non moins fameux escaliers.

Neuf ans plus tard, Les Amants du Capricorne avec Ingrid Bergman et Joseph Cotten fut un des plus gros échecs commerciaux d’Hitchcock. Au sujet de ce très beau film, Jean Domarchi parla dans Les Cahiers du cinéma de « chef-d’œuvre inconnu » de la carrière du cinéaste. Il est vrai que Les Amants du Capricorne fut incompris par le public et la critique au moment de sa sortie. Les raisons en sont simples : Hitchcock délaisse le suspens ou la comédie policière pour signer un mélodrame en costumes presque entièrement dénué d’action. Hitchcock, pour ce nouveau projet ambitieux et personnel après La Corde, conserve le même principe esthétique de mise en scène que le film précité, mais en l’améliorant et en lui donnant une signification plus subtile. Les Amants du Capricorne ne réitère pas le tour de force d’un film construit en un seul plan illusoire. L’utilisation systématique de longs plans séquences extrêmement fluides et complexes dépasse ici le stade expérimental pour s’intégrer dans une appréhension classique du cinéma. C’est dans Les Amants du Capricorne qu’apparaît avec le plus de clarté ce souci d’art total qui mêle au théâtre (les longs monologues d’Ingrid Bergman) et à une caractérisation des personnages empruntée à la littérature romantique les techniques de l’écriture cinématographique, poussée ici à un haut niveau d’invisibilité et de sophistication. Ce film sublime témoigne du génie d’un artiste qui voulait aussi réaliser des films pour le plus grand nombre, et dont les échecs commerciaux – comme Vertigo (Sueurs froides) en son temps – laissent davantage percevoir sa personnalité et son ambition.

Réalisé entre deux chef-d’œuvre absolus, Les Amants du capricorne et L’Inconnu du Nord-Express, Le Grand Alibi (1950) ne bénéficie pas d’une réputation exceptionnelle. Hitchcock, qui analysait à l’occasion du fameux entretien avec Truffaut ce qui n’allait pas dans ses films, remarquait que c’étaient les méchants qui étaient en danger, tandis que les gentils ne risquaient pas grand-chose. Mais cet opus mineur du Maître révèle bien des surprises à l’exégète hitchcockien. On a beaucoup commenter le fameux flash-back qui se révélera par la suite mensonger (et qui contient plusieurs niveaux de mensonges, puisqu’il contient du discours rapporté) qui ouvre le film. Le début du film propose une brillante mise en abîme du récit. Le film commence au milieu de l’histoire. Un homme en fuite cherche refuge auprès de sa meilleure amie, secrètement amoureuse de lui, et lui raconte l’origine de ses tourments. Sa maîtresse, une célèbre actrice de music-hall, a tué son mari et les soupçons sont retombés sur lui quand il a voulu l’aider. Son ami, avec la complicité de son père invente un stratagème. Élève d’une école de théâtre à la recherche du grand rôle, elle joue la comédie et se fait embaucher comme habilleuse de l’actrice afin de pouvoir mener son enquête. Le théâtre est un des fils secrets de l’œuvre de Hitchcock, dans des films de chambres (Fenêtre sur cour, La Corde, Le crime était presque parfait). Le monde et la scène échangent leurs rôle dans Stage Fright (titre original du film, qui veut dire « le trac ») ou les artifices et les masques du théâtres se déporte de la scène au monde. La jeune héroïne hitchcockienne traverse un récit de mensonges et d’illusions qui ne trouvera sa résolution que dans le lieu originel de tout drame, le théâtre. c’est en effet en coulisse (grâce à un micro dissimulé), puis sur scène que se dénouera de façon violente et cathartique l’énigme. Simple « whodunit » ? Peut-être. Mais une définition parfaite, à défaut d’être géniale du cinéma selon Hitchcock, comme une mise en équation. La vérité, c’est le théâtre. Le monde c’est le mensonge. Devinez alors de quel côté se trouve le cinéma. Le flash-back abusif du début en devient alors logique. Une touche de fétichisme bienvenue. La robe souillée de sang qui passe de main en main, puis sa miniaturisation perverse en poupée, et l’innocence mutine de Jane Wyman, qui en cours de film, telle une écervelée rohmérienne, change d’amoureux, d’abord le faux coupable puis le fringant commissaire chargé de l’enquête. une surprise de plus dan un brillant divertissement ou Hitchcock, tout en s’amusant, réfléchit sur son art? C’est plus fort que lui.
Fenêtre sur cour avec James Stewart et Grace Kelly (1954) marque l’aboutissement des recherches d’Hitchcock sur le huis-clos, « la concentration théâtrale », après La Corde tourné en plan-séquence dans un décor unique et Le crime était presque parfait, dans lequel le procédé 3D était le moyen paradoxal d’exacerber la dimension théâtrale de son film avec un jeu permanent sur la profondeur de champ, amplifiée dans le dessein de recréer l’espace scénique des planches. Ici l’action est concentrée dans l’espace autarcique d’une cour d’immeuble vu d’un petit appartement, le tout reconstitué en studio avec un soin maniaque. Le film est célèbre parce qu’il explicite le voyeurisme ontologique du spectacle cinématographique. Dans Fenêtre sur cour, sans doute le plus parfait des films à suspens du cinéaste, une perversion cache une névrose. La mauvaise pulsion du personnage interprété par James Stewart est motivée par son désœuvrement, son impuissance temporaire, mais constitue aussi un dérivatif à l’angoisse du mariage (sa fiancée Grace Kelly veut lui mettre la corde au cou). Il n’est pas innocent que le spectacle secret offert par les voisins propose diverses déclinaisons, grotesques, pathétiques, aliénantes de la conjugalité, et que le meurtrier a tué son épouse.

Deux ans plus tard Hitchcock retrouve le grand James Stewart pour L’homme qui en savait trop. Il s’agit du remake de son propre film qui portait déjà le même titre, réalisé en Grande-Bretagne en 1934. Hitchcock, ici au sommet de son art, ne se contente pas d’améliorer un brouillon pour le transformer en classique du cinéma d’espionnage. Comme tous les grands films américains du cinéaste, L’homme qui en savait trop dissimule sous son vernis de parfaite mécanique à suspense une œuvre inquiète et tourmentée, une interrogation sur la culpabilité. Cette dichotomie est particulièrement sensible dans ce film qui commence comme un aimable divertissement familial pour se transformer en tragédie. Hitchcock a réuni un couple qui exprime à la perfection ce sentiment de confort vite bouleversé. Aux côtés de James Stewart évidemment génial Hitchcock a choisi Doris Day, prototype de la vedette populaire limite vulgaire qui contraste, malgré sa blondeur, avec les beautés sophistiquées habituellement filmées et désirées par le cinéaste. Cette femme à la limite du ridicule va connaître la grâce lors de l’épreuve douloureuse que lui inflige le film. D’abord écartée du récit par son mari (il la drogue avant de lui apprendre que leur fils a été enlevé par des espions, afin d’atténuer son angoisse), elle interviendra de façon décisive à deux reprises grâce à sa voix (d’abord un cri, puis une chansonnette) pour enfin retrouver son enfant. Cette quête devient le symbole de sa propre renaissance (elle avait abandonné sa carrière de chanteuse pour devenir une bonne mère au foyer). L’homme qui en savait trop, c’est donc peut-être, avant tout, le film de Doris Day.
Pas de printemps pour Marnie (1964) initie après Psychose et Les Oiseaux le début de la fin de carrière problématique du cinéaste. Marnie est une voleuse. Issue d’un milieu modeste, rejetée par sa mère, elle se fait embaucher dans des banques ou des compagnies d’assurances, dévalise ses employeurs puis change d’identité et disparaît. Son nouveau patron, qui se doute de ses intentions malhonnêtes, tente de la séduire. Elle le cambriole, il la rattrape et l’épouse au lieu de la livrer à la police, dans l’espoir de percer le secret de la jeune femme. Si la kleptomanie de l’héroïne est un substitut à sa frigidité, Pas de printemps pour Marnie resta pour Hitchcock la somme de nombreux espoirs déçus, et une expérience douloureuse. Hitchcock souhaitait réaliser Pas de printemps pour Marnie après Psychose. Le succès de ce film terrifiant avait sans doute conforté Hitchcock dans l’idée selon laquelle le public était près pour un nouveau type de divertissement policier, plus adulte et choquant. L’histoire de Pas de printemps pour Marnie permettait au cinéaste d’aborder de façon concrète les thèmes de la psychanalyse et des névroses sexuelles de ses personnages qui le fascinaient tant. Le désistement de Grace Kelly fut le premier obstacle à la réalisation de son projet. Initialement pressentie pour le rôle de Marnie, la blonde préférée de Hitchcock (et son amour malheureux) avait décidé d’abandonner la carrière d’actrice pour se consacrer à ses obligations princières. Hitchcock se rabat sur Les Oiseaux, un film qui traite lui aussi de la sexualité féminine et de la frigidité mais sur un mode moins explicite. Il reporte par la même occasion son désir, et son choix de cinéaste, sur Tippi Hedren, actrice débutante, pour interpréter Marnie. Pas de printemps pour Marnie propose une utilisation de la psychanalyse beaucoup plus intelligente que dans La Maison du docteur Edwards, relayée par une beauté plastique qui représente l’aboutissement du travail hitchcockien sur la couleur, la construction géométrique des plans et l’utilisation de la musique. Les premières scènes du film, qui montrent une silhouette de dos s’éloignant sur le quai du gare, ou des gros plans de chevelure, rivalisent de perfection. C’est aussi dans Pas de printemps pour Marnie qu’Hitchcock intègre avec le plus de bonheur des compositions picturales proches de la peinture futuriste ou surréaliste. Le plan du quai ressemble à un tableau de De Chirico, la fameuse toile peinte représentant le port de Baltimore évoque Magritte. Malgré ou à cause de sa vénéneuse beauté, Pas de printemps pour Marnie fut un échec critique et public. Contrairement aux prédictions du Maître, personne ne souhaitait assister à un spectacle aussi désespéré et sombre, traversé par la tristesse et la souffrance, où la névrose contamine non seulement les actes de l’héroïne mais également le film tout entier. Cette œuvre ambitieuse fut la dernière que la cinéaste réalisa avec ses principaux collaborateurs. Le directeur de la photographie Robert Burks, auteurs des sublimes images couleur de sa période dorée et son monteur George Tomasini décédèrent après le tournage, et Hitchcock se fâcha définitivement avec son compositeur Bernard Herrmann au moment de la préparation du Rideau déchiré. Un sentiment de déclin se fait sentir dans le choix des acteurs. La séduction de Gary Grant et Grace Kelly cède la place à la bestialité terne de Sean Connery et à la fragilité de Tippi Hedren sadisée par le Maître devant et derrière la caméra. « Grand film malade », effritement de l’édifice hitchcockien, début de la fin ou fin de partie sublime… Les qualificatifs ne manquent pas pour désigner Pas de printemps pour Marnie, longtemps considéré comme un film mineur ou raté et qui siège désormais parmi les films préférés des cinéphiles, aux côtés des Enchaînés, de Sueurs froides et de La Mort aux trousses, autant de chefs-d’oeuvre que les plus chanceux auront l’occasion de voir et de revoir sur grand écran à la Cinémathèque française jusqu’à la fin du mois.

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