Olivier Père

Opération Dragon de Robert Clouse

 

Opération dragon

Opération dragon

Bernard Benoliel a écrit un essai dense et éclairant sur Opération Dragon dans la collection Côté films (éditions Yellow Now). Cette analyse du film de Robert Clouse sert de prétexte à Benoliel pour déclarer sa flamme théorique et conceptuelle à un « corps de cinéma » exceptionnel, Bruce Lee (1940-1973). Le film est faible, mais Bruce Lee est le plus fort. Il est même plus fort que la mort. La preuve en images et en concepts.

Benoliel ne se contente pas d’assener une érudition cinéphilique sur le cinéma d’arts martiaux et la biographie édifiante de Bruce Lee, superstar à la destinée tragique. Il invente des passerelles entre Bruce Lee et les théories du grand critique et cinéaste Jean Epstein (« Bonjour cinéma », 1921) sur le mouvement et la photogénie cinématographiques. Il convoque aussi Etienne-Jules Marey, physiologiste français considéré comme un précurseur de la photographie et du cinéma, inventeur du fusil photographique qui permettait de décomposer les mouvements comme les photogrammes d’une pellicule. Le cinéma d’action moderne, avec son goût du ralenti, de la sublimation de prouesse physique réelle (Bruce Lee) ou truquée numériquement (Matrix) puise ses origines dans les recherches de Marey.

Artiste martial de génie, héros du Tiers-monde, première star chinoise, icône pop, champion de la fierté asiatique, …  Mort à 32 ans, idole à Hong Kong de son vivant, Bruce Lee n’accèdera qu’à une gloire posthume – mais définitive – en Occident. Bruce Lee a toujours été fasciné par les Etats-Unis. Né en 1940 à San Francisco (son père chanteur était en tournée), Bruce Lee revient dès 1959 sur le sol américain. Ses parents souhaitent le mettre à l’abri de problèmes avec la justice chinoise que pourraient lui causer son goût des combats de rues développé par une première approche, pas encore très philosophique, du kung-fu. À Seattle, Bruce va à la fac et découvre la dimension spirituelle des arts martiaux. Il ouvre une école avec l’idée d’initier les Américains aux sports de combats asiatiques. Il brise ainsi un tabou chinois interdisant aux Occidentaux la connaissance et la pratique du kung-fu. Aux États-Unis, encore sous le joug d’une méfiance tenace envers les « bridés » de toutes sortes, Bruce Lee épouse une Américaine Wasp et fonde une famille. Il se lie d’amitié avec des Japonais victimes de discrimination raciale, lui qui plus tard incarnera à l’écran des héros historiques de la résistance nationaliste devant l’impérialisme nippon. La puissance et la rapidité de ce jeune homme à la grâce féline, inventeur du « coup de poing sans recul » impressionnent l’Amérique. Les propositions hollywoodiennes débutent dès la fin des années 60, mais elles sont encore entachées de clichés et de racisme. Le rôle principal de la série télévisée Kung-fu lui échappe. Les producteurs préfèrent grimer David Carradine plutôt que d’employer un vrai Chinois. Refusant les propositions dégradantes pour l’image de son peuple, Bruce Lee rentre à Hong Kong, où il avait entamé une prolifique carrière d’enfant acteur dans les années 50. Il signe un contrat avec la Golden Harvest de Raymond Chow et devient avec Big Boss (suivi de La Fureur de vaincre et La Fureur du dragon) la star incontestée du box-office chinois. Aucun des quelques films interprétés par Bruce Lee n’est un chef-d’œuvre, mais Bruce Lee est un chef-d’œuvre dans chacun de ses films. Danseur, combattant, symbole sexuel, le petit Dragon est détenteur d’un magnétisme et surtout d’une façon de se mouvoir unique et impose après Rudolph Valentino, Fred Astaire ou Elvis Presley une nouvelle façon, électrique et animale, d’occuper l’espace. Devenu parano et mégalo, Bruce Lee tourne son premier film international, mais Opération Dragon sortira après sa mort sur les écrans américains. Le 20 juillet 1973, il est victime d’un malaise en présence de Raymond Chow. Une amie actrice (pudique façon désigner sa maîtresse) lui donne un médicament et Bruce Lee meurt chez elle, dans la nuit, d’un œdème au cerveau. Overdose, accident ou assassinat commandité par les triades, les rumeurs ne sont pas éteintes sur les circonstances exactes de son décès. Son fils Brandon, devenu acteur, périra vingt ans plus tard dans un accident de plateau lors du tournage du film The Crow.

Opération Dragon (Enter the Dragon) est la première co-production entre Hong Kong et Hollywood, soit le mogul chinois Raymond Chow, qui avait lancé la carrière du Petit Dragon, et la Warner. Le film de Robert Clouse (un tâcheron préféré à Arthur Penn sollicité par Bruce Lee paraît-il) est davantage un bon exemple de cinéma « lounge », avec son rythme languissant et la musique de Lalo Schiffrin, qu’un classique du film d’arts martiaux. Il y a au moins une heure de scènes d’exposition, le temps qu’il faut à Bruce Lee pour livrer son premier combat. Mais l’on peut voir ce pastiche orientalisant des aventures de James Bond avec beaucoup de plaisir, si l’on aime les formes dégradées du cinéma d’action telles qu’on les concevait dans les années 70. Aux côtés de Bruce Lee, on retrouve John Saxon, prince de la série B des deux côtés de l’Atlantique, la future star de la Blaxploitation Jim Kelly (il s’agit pour les producteurs de plaire aux publics asiatiques, mais aussi africains et afro-américains et de profiter des vagues de revendications raciales et politiques aux Etats-Unis et en Europe.)  Les débutants Samo Hung et Jackie Chan font une apparition, foudroyante pour le deuxième en figurant anonyme qui se fait dégommer par le Petit Dragon). Le film est surtout célèbre pour sa dernière séquence, où Bruce Lee combat le super méchant Han et sa main artificielle en forme de griffe d’acier dans une salle des glaces, à la manière du finale de La Dame de Shanghai d’Orson Welles (que Robert Clouse prétendra n’avoir jamais vu.) Mais ce morceau de bravoure a suffisamment été plagiée dans l’histoire du cinéma pour ne plus rien devoir à l’original. Ce dispositif des miroirs exaspère le narcissisme de Bruce Lee, fou de son corps et de son image au point de la répéter à l’infini, et de prophétiser sa survivance via le dédoublement et la multiplication des images trompeuses de lui-même. À l’instar de James Dean, Bruce Lee fut une star posthume. Trois films ont suffi à faire de lui un dieu de son vivant : Big Boss (1971), La Fureur de vaincre (1972) de Lo Lei, et La Fureur du dragon réalisé par Bruce Lee lui-même. Il était déjà mort depuis trois semaines lorsque Opération Dragon sortit sur les écrans du monde entier. Bruce Lee laissa le film suivant inachevé, Le Jeu de la mort, terminé avec une doublure et diverses astuces de montage et de mise en scène. Le Jeu de la mort de Robert Clouse devint à la fois le dernier film avec Bruce Lee et le premier sans lui, ce qui le rend totalement monstrueux, fascinant et obscène « con et conceptuel » comme dirait Benoliel. Il y eut soudain d’innombrables ersatz et copies des films de Bruce Lee mettant en scènes des clones dégénérés du Petit Dragon. Bruce Lee, au même titre que les héros fictifs comme Hercule, Maciste ou Zorro, était devenu dans l’imaginaire du public populaire un héros immortel susceptible de changer d’enveloppe corporelle. Ainsi des acteurs possédant une ressemblance toute facultative avec Bruce Lee empruntèrent dans des séries Z du monde entier défiant l’entendement les patronymes de Bruce Li ou Bruce Le (sous la houlette du Français André Koob) – et même Bruce Lyn dans un Kung Fu espagnol signé Jess Franco ! Dans La Résurrection du dragon, un faux Bruce Lee monte au ciel et affronte des sosies de Clint Eastwood, Laurel et Hardy, Dracula et Emmanuelle. Curieusement Bernard Benoliel ne parle pas de ce film dans son livre. Mais il cite Mr. Klaus (éminent spécialiste de la question du « fake » au cinéma) et « l’attaque des clones de Bruce Lee », le site le plus complet sur les faux Bruce Lee.

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