Olivier Père

La Valse des pantins de Martin Scorsese

A New York un aspirant comique sans aucun succès, Rupert Pupkin (Robert De Niro), pour accéder enfin à la notoriété, décide d’enlever le présentateur vedette d’un show télévisé, Jerry Langford (Jerry Lewis), avec la complicité d’une groupie totalement cinglée, et n’accepte de le libérer qu’à la condition de participer à son spectacle. La Valse des pantins (The King of Comedy, 1982), diffusé sur ARTE lundi 26 octobre à 22h40 est le chef-d’œuvre inconnu (ou presque) de Scorsese, un film dont l’aura ne cesse de grandir depuis sa sortie assez confidentielle et son échec malgré une sélection au Festival de Cannes. C’est à l’assassinat de John Lennon et à Andy Warhol qu’on pense le plus en voyant cette satire implacable de la société du spectacle dont la violence s’incarne dans l’affrontement d’un monstre à deux têtes : la star cynique et misanthrope des médias (Jerry Lewis) et le sociopathe hystérique qui rêve d’obtenir son quart d’heure de gloire (Robert De Niro en comique ringard.) Encore un film sur l’échec d’un pessimisme glaçant qui prend des faux airs de comédie tashlinesque pour dresser un état de lieux de l’Amérique et le portrait d’une âme perdue aussi désespéré et noir que Taxi Driver.

Jerry Lewis et Robert De Niro

Jerry Lewis et Robert De Niro

Cette vision cauchemardesque de la société du spectacle peut également s’appréhender comme un très brillant post-scriptum à l’œuvre de Jerry Lewis cinéaste, avec laquelle elle entretient autant de relations – sinon davantage – que le reste de la filmographie de Scorsese. Dès son premier long métrage Le Dingue du palace – avec l’arrivée d’une vedette de cinéma dans l’hôtel qui est le sosie du groom interprété par Jerry Lewis, puis des comédies sur les coulisses des studios, Le Zinzin d’Hollywood et Jerry souffre-douleur, Jerry Lewis avait lui aussi dénoncé la fascination exercée par le star-system et le besoin maladif d’être aimé et d’exister grâce au regard des foules, par écrans interposés.

 

Voici ce qu’écrivait le brillant critique de cinéma et ami trop tôt disparu Philippe Arnaud sur ce film génial pour le catalogue du Festival du film « Entrevues » de Belfort en 1996 :

« C’est un cauchemar parce que le monde du film n’a plus de dehors; c’est la télévision et le rêve de ceux qui veulent y accéder; ainsi se résume la sphère étroite qui enclot les événements. L’effrayant histrionisme de Rupert Pupkin, prétendant à la notoriété cathodique, avec l’aide de Masha, constitue un type de freak purement psychologique, présenté avec une froideur clinique qui associe l’implacable logique de ce désir prêt à tout à la nullité prévisible de ses contenus. C’est dans cette distorsion entre l’invention et l’énergie mise pour passer à la télévision dans le show de Jerry Langford et le néant hilare de ses sketchs que réside le vertige négatif du film. Jerry Lewis enveloppé sur un fauteuil de bandelettes scotchantes, muet, enfoncé dans une sorte d’accablement qui dessine la frange mystérieuse du personnage car peut-être est-ce ce miroir humain de Pupkin qui le jette dans cet abandon, traverse le film avec une mélancolie un peu souffrante, sans jamais rien céder d’une distance parfois sèche, antipathie positive autour de laquelle tourbillonnent deux phalènes infatigables, Pupkin, et Masha qui donne à cette danse du scalp sa dimension sexuelle. Ce barnum mental culmine dans la réussite finale de l’opération, où la télévision manifeste son pouvoir d’absorption illimitée avec un cynisme parfaitement égal. L’espèce de suradaptation initiale et monstrueuse de Pupkin triomphe dans ce conte de sorcières, qui fait se rencontrer une machine à décerveler avec l’absurde talent de son incubation : le film en donne une coda tranchante, à la fois sèche et sans illusion d’amélioration possible, avec une économie cinglante de plans, accéléré narratif qui a l’élégance d’un commentaire déguisé en fait. »

 

 

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