Olivier Père

Le Quai des brumes de Marcel Carné

ARTE diffuse dimanche 1er février à 20h45 Le Quai des brumes (1938) de Marcel Carné. Ce film éminemment populaire et désormais considéré comme un grand classique du cinéma français fut pourtant l’objet d’attaques virulentes de la presse politisée au moment de sa sortie. L’extrême droite attaqua le film qui osait mettre en scène dans le rôle principal un soldat de l’armée coloniale déserteur, tandis que le Parti Communiste Français condamna le pessimisme et le climat de désolation dans lequel baigne le film et certains détails sordides attachés à des personnages issus du prolétariat. Le Quai des brumes fut entre autres choses accusé de « défaitisme » moral alors que la France se préparait de nouveau à entrer en guerre contre l’Allemagne. Le scénario est contrôlé par l’armée avant le tournage, qui souhaite ôter le mot « déserteur » des dialogues. Le film est ensuite coupé par le producteur Grégor Rabinovitch qui demande à Marcel Carné de couper « tout ce qui est sale ». Cela ne l’empêchera pas de rencontrer un immense succès lors de sa première exploitation, puis d’être de nouveau distribué après la Seconde Guerre mondiale après avoir été interdit par la censure française sous l’Occupation et retiré des écrans dès la déclaration de guerre en septembre 1939, car jugé « immoral, déprimant et fâcheux pour la jeunesse ».

La version présentée sur ARTE est la version restaurée désormais en circulation, reconstituée à partir d’un élément de préservation tiré en 1938 qui permet d’apprécier un montage le plus proche possible de celui établi par Carné avant la sortie du film en salle.

Cette adaptation modernisée, et transposée au Havre, d’un roman de Pierre Mac Orlan est la première collaboration du trio Carné-Prévert-Gabin, l’acteur ayant insisté pour travailler avec Marcel Carné, malgré le grave échec commercial de son film précédent, Drôle de drame, déjà écrit par Prévert. On a tendance à considérer Le Quai des brumes comme l’un des chefs-d’œuvre du réalisme poétique, tandis que les auteurs eux-mêmes, et Mac Orlan, préféraient le terme « fantastique social » pour décrire leur travail. En effet Le Quai des brumes baigne dans une atmosphère onirique et presque surnaturelle du début à la fin. La stylisation des décors de Trauner et des dialogues de Jacques Prévert, la superbe photographie nocturne de Schüfftan participent à cette étrangeté. Quant à la dimension sociale, elle est présente dans la description des milieux ouvriers du Havre, ses bistrots et son port mais aussi dans la peinture d’une faune de marginaux et de déclassés qui offusquera tant les premiers détracteurs du film, parmi lesquels Jean Renoir proche du PCF à l’époque.

L’intrigue et en particulier la trame criminelle servent en effet de prétexte pour animer une galerie de personnages pittoresques et inoubliables, parfois ignobles tels Zabel (Michel Simon) qualifié de « scolopendre » ou le truand Lucien (Pierre Brasseur), mélange pathologique de violence et de lâcheté. La brève histoire d’amour entre Jean Gabin et Michèle Morgan, couple mythique du cinéma français, introduit le thème du destin, central dans l’œuvre de Carné, mais aussi de la poursuite du bonheur et de la liberté dans un monde rongé par la pourriture, liberté que le héros tragique du Quai des brumes, acculé au meurtre, ne trouvera que dans son dernier voyage, la mort.

 

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