Olivier Père

Bertrand Bonello – Genèse

Son Saint Laurent était l’un des plus beaux films du Festival de Cannes et sortira en octobre, nous en reparlerons. Orange Studio propose depuis le 20 mai un coffret DVD qui réunit sous le titre « Genèse » les trois premiers longs métrages de Bertrand Bonello et permet de constater à quel point le cinéaste débutant faisait preuve d’une inspiration et d’un talent admirables dès ces œuvres de jeunesse, qui sont déjà des titres marquants du cinéma français contemporain par leur maîtrise et leur ambition. Nous n’avons pas revu Quelque Chose d’organique (1998), premier film intrigant tourné à Montréal, inégal mais dans lequel Bonello, musicien de formation, fait ses gammes et témoigne déjà d’un réel regard de cinéaste. Ces débuts prometteurs se confirment avec Le Pornographe (2001, photo en tête de texte), film aussi triste que beau qui parle de rupture, de création et de filiation à travers le portrait d’un réalisateur de films pornos vieillissant – lointainement inspiré de José Benazeraf – qui rate son retour à la mise en scène (les temps où la pornographie était l’expression d’un geste révolutionnaire ou libertaire ont changé), réussit une ébauche de retrouvailles avec son fils et décide une scission radicale avec son mode de vie, quittant sa compagne et faisant le choix d’une solitude ontologique. Le Pornographe fit scandale en raison d’une scène de sexe non simulée et d’une éjaculation faciale lors d’un tournage à l’intérieur du film. C’est très réducteur mais cela démontre que Bonello ne cesse de se poser des questions de mise en scène, et place le corps (et son travail) au cœur de ses images. Bonello n’élude pas la banalité et la tristesse d’un tournage humiliant qui échappe totalement au contrôle de son cinéaste, dont les indications à son actrice sont bafouées par son jeune producteur. Allégorie de la violence de la société moderne le film enregistre plusieurs démarches isolées ou collectives qui témoignent d’un besoin de résistance ou de refus : celles des étudiants qui décident de ne plus parler, ou du vieux cinéaste qui se détache de tout pour ne pas se trahir, se salir.

Parallèlement à ces échecs ou ces gestes nihilistes, Bonello montre aussi l’éveil d’un jeune homme (Jérémie Renier que le cinéaste retrouvera sur Saint Laurent) qui réussit à accepter le passé de son père avant de devenir à son tour père, et de trouver – possiblement – sa place dans le monde, aux côtés de la femme qu’il aime et qu’il a choisi. Le Pornographe travaille une matière très riche qui englobe à la fois l’intime et le politique. C’est aussi un film sur le temps et le chevauchement de différentes périodes, différentes utopies dont le corps fatigué et la conscience lucide mais désenchantée de Jean-Pierre Léaud représentent l’incarnation cinématographique. Bonello filme merveilleusement l’indomptable Léaud comme un vieux chef indien et lui offre son dernier grand rôle, comme un post scriptum émouvant à toute sa vie passée devant la caméra de Truffaut, Godard, Eustache…

Deux ans plus tard Bertrand Bonello signe le chef-d’œuvre maudit du cinéma français contemporain. Maudit parce qu’il n’y aurait pas grand monde dans les salles pour s’aveugler de la ténébreuse splendeur de Tiresia, malgré une sélection en compétition officielle à Cannes. Chef-d’œuvre parce que le film opte pour une approche sacrée d’un matériau trivial, passe de la contemplation de l’Hermaphrodite endormi au Louvre à celle des trans brésiliens qui aguichent les automobilistes, ose se confronter au cinéma de Bresson et de Pasolini sans jamais sombrer dans l’hommage ou la vénération. Ce qui sidère à la vision de Tiresia c’est sa beauté mais surtout sa croyance dans le cinéma et ses mystères, son orgueilleux refus de suivre les sentiers balisés d’une certaine tradition du cinéma d’auteur psychologique, de chercher aux confins de la musique, de Bernanos, de la mythologie grecque comme du film d’horreur les sources d’un authentique cinéma de poésie.

Bonello prend comme point de départ le mythe de Tirésias qui raconte l’histoire d’un homme qui fut transformé temporairement en femme, transposé ici dans les marges nocturnes et sexuelles de notre société. Tiresia, un transsexuel brésilien d’une grande beauté, vit clandestinement avec son frère dans la périphérie parisienne et se prostitue au Bois de Boulogne. Terranova, un esthète à la pensée poétique, l’assimile à la rose parfaite et la séquestre pour qu’elle soit sienne.
Peu à peu, privée d’hormones, Tiresia va se transformer : la barbe qui pousse, la voix qui change… Dégoûté de ce qu’est devenue sa Tiresia, Terranova va lui crever les yeux et la jeter à l’orée d’une banlieue voisine.
Tiresia est recueillie dans un piètre état par Anna, une jeune fille muette et pure, qui prend soin d’elle. C’est alors qu’apparaissent chez le transsexuel aveugle des dons de prédiction…

Débutant par des images grandioses de lave en fusion sur fond de Beethoven, Tiresia traite de la métamorphose et du double, le personnage de Tiresia étant interprété par deux acteurs de sexe différents dans les deux parties du film, et le même acteur (Laurent Lucas) interprète deux rôles différents, le maléfique Terranova et le Père François, curé de campagne lui aussi troublé par Tiresia, possible nouveau Christ. Cette idée pourrait paraître théorique mais elle rejoint l’exploration des limites du cinéma et de la figuration entreprise par Hitchcock et Buñuel. Loin de toute complaisance racoleuse comme de toute bondieuserie, Tiresia est aussi un film sur l’exil et la solitude, celle d’un jeune homme qui dut abandonner son identité sexuelle, sa langue et son pays, pour devenir un déraciné de son propre corps, finalement aimé et protégé par une petite communauté humaine aux marges de la ville et du monde moderne. Film du cheminement de la boue vers la lumière, de la folie vers la sainteté, Tiresia est sans doute l’un des derniers grands films religieux, mais dont la religion est le cinéma, et où tout est grâce, puisque « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde » (Oscar Wilde.)

On regrette l’absence de compléments et de commentaires de la part de Bertrand Bonello, qui sait bien parler de ses films. On peut l’écouter sur ce blog au sujet de L’Apollonide et de Saint Laurent. Le mal aimé De la guerre (2008) est aussi un film à redécouvrir.

 

 

Catégories : Actualités

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *