Olivier Père

L’homme qui rétrécit de Jack Arnold

La Cinémathèque française consacre un cycle de cent films au centenaire de la Universal, depuis le 5 décembre et jusqu’au 4 mars. L’occasion pour les Parisiens et les chanceux qui ont du temps libre d’aller voir ou revoir sur grand écran plusieurs titres épatants produits par ce grand studio hollywoodien. Un beau livre accompagne cette rétrospective, cadeau de Noël idéal pour les cinéphiles (aux éditions de La Martinière.)

Au sujet de la Universal nous pourrions parler de Douglas Sirk, d’Alfred Hitchcock, de Robert Siodmak ou des films fantastiques de James Whale. Nous avons choisi d’évoquer Jack Arnold et en particulier L’homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man, 1956) qui sera projeté le 28 décembre et le 9 février.

L'homme qui rétrécit

L’homme qui rétrécit

Vers la fin des années 50, Jack Arnold s’est affirmé comme le principal artisan d’un nouvel âge d’or de la science-fiction américaine, propice à un questionnement inquiet de la science (Tarantula, également projeté le 28 décembre après L’homme qui rétrécit, double programme idéal), où le regard documentaire – Arnold fut l’assistant de Flaherty – se posait sur la beauté des monstres (L’Étrange Créature du lac noir, qui vient de ressortir en salles et en 3D grâce à Carlotta). Loin de la science-fiction belliciste et nationaliste en vogue à cette époque, les films de Jack Arnold témoignent d’une approche humaniste du genre – le très réussi Météore de la nuit (projections le 30 décembre et le 26 janvier), à l’origine de la vocation de cinéaste de John Carpenter. Mais L’homme qui rétrécit, écrit par Richard Matheson d’après son propre roman demeure sans conteste le chef-d’œuvre du réalisateur. Lors d’un week-end en bateau avec sa femme, Scott Carey traverse un nuage radioactif qui adjoint à un précédent jet de pesticides bouleverse sa structure moléculaire, provocant sa diminution progressive ! Après une série de tests, la science avoue son impuissance à enrayer l’inexorable processus. Harcelé par les médias, Carey se terre dans sa maison, de la taille d’un enfant, puis d’une poupée, puis d’un soldat de plomb. Tandis que sa femme le croit dévoré par son chat commence pour Carey, dans la cave transformée en territoire préhistorique, une nouvelle existence rythmée par la quête de la nourriture et la lutte pour la survie. Au terme d’un combat acharné contre une araignée, Carey se fond littéralement dans l’univers et le plan final, superposant poussières et galaxies, anticipe de dix ans l’épilogue de 2001, l’odyssée de l’espace. L’homme qui rétrécitn’a pas pris une ride, tant au niveau de ses effets spéciaux, plus que parfaits, que de sa concision narrative. Aucune digression ne nous détourne du destin tragique de Carey, à la différence des nombreuses séries B de science-fiction noyées dans les intrigues périphériques ou les bavardages oiseux. Le film, raconté à la première personne, est un journal de bord où chaque incipit de chapitre coïncide avec une nouvelle rupture scalaire : un contrechamp différé procure un choc malséant lorsqu’on découvre finalement Carey réduit de moitié perdu dans un fauteuil immense, le regard triste et apeuré. Le film devient alors terrifiant dans la mise à nu d’un homme qui constate sa propre médiocrité à rebours, à l’instant où sa vie s’écroule. Il faudra que Carey rapetisse pour qu’il ressente combien il était petit avant. Jack Arnold se livre à une satire discrète mais radicale de la middle class : Carey, homme sans qualité, subit la domination de son frère aîné et employeur qui l’écarte de son poste, lui suggère cyniquement de négocier auprès des journalistes son infortune, puis embarque sa femme. Scott Carey est donc déjà un minus, et son anéantissement inattendu n’apporte que la confirmation par l’absurde de sa nullité préalable. Le film constitue également une redoutable description de la médiocrité conjugale, dans laquelle la miniaturisation du mâle apparaît comme l’aboutissement logique. Précédé d’une complicité niaise entre les deux jeunes mariés (la conversation humoristique sur le bateau), le handicap de Carey confirme son infantilisation par une épouse anormalement maternelle – elle ironise sur le paradis de l’enfance en voyant son mari diminuer; le chat remplace le mari comme compagnon de nuit; les signes de castration et d’impuissance abondent (l’alliance de Carey glisse le long de son doigt juste après que sa femme lui a juré fidélité). L’image du couple monstrueusement désaccordé dans la chambre à coucher nous rappelle cette nouvelle de Charles Bukowski où un homme s’imaginait dans son cauchemar transformé en godemiché entre les jambes d’une femme. Ainsi, parallèlement à la poésie immédiate des images du film, qui exploitent à la perfection le dérèglement dimensionnel de notre univers domestique, sourd une angoisse qui confère au film son statut de conte cruel et définitivement adulte. La seul moment de répit dans le calvaire de Carey est cette émouvante ébauche de romance – vouée à l’échec – avec une lilliputienne, rencontrée au hasard d’une fugue nocturne. Jack Arnold dut tenir tête à son producteur (Albert Zugsmith, également réalisateur, auquel nous avons consacré un article dans le livre sur la Universal) afin que la linéarité irréversible du destin de Scott Carey soit maintenue et donne heureusement toute sa valeur à ce grand film. Minable parmi les minables, Carey accède enfin à la dimension inespérée d’être unique, de héros. En rejoignant l’univers des atomes, il se trouve en mesure de proclamer à l’instar d’un autre héros de Richard Matheson : « je suis une légende ».

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L’homme qui rétrécit

Catégories : Actualités

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